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Pétain, Macron et la mémoire

Quelle mouche a piqué le président Emmanuel Macron en évoquant le maréchal Pétain lors des commémorations de la Grande Guerre, le 7 novembre à Charleville-Mézières ? L’ignorance : ignorance sur la première guerre mondiale, sur Vichy et enfin sur les luttes de mémoire. Selon un ordre chronologique.

par Alain Garrigou, 8 novembre 2018
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Pierre Laval et Philippe Pétain au procès de ce dernier, en 1945.

Reprenons à l’inverse. Les luttes de mémoire ne sont plus aujourd’hui ce qu’elles étaient au temps du général de Gaulle dans les années 1960. Rien à gagner sur le plan électoral. Qui défend aujourd’hui Vichy ? Peut-être quelques milliers d’électeurs. Combien vouent une haine imprescriptible à Vichy ? Des millions de gens qui ont appris à l’école, au lycée et à l’université et qui ne peuvent pas oublier ce que fut Vichy. Rien à gagner, beaucoup à perdre. Que le général de Gaulle ait concédé un hommage modéré au « vainqueur de Verdun » dont il avait été le protégé dans l’entre-deux-guerres, on peut comprendre. Que François Mitterrand ait été moins clair, ses sympathies vichyssoises ne le pardonnent pas complètement, mais il y avait encore quelques nostalgiques de Pétain dans les années 1980. Jacques Chirac y mit bon ordre en reconnaissant la responsabilité de l’État français dans les déportations antisémites. Les historiens étaient passés par là, les historiens américains comme Robert Paxton puis français comme Jean-Pierre Azéma qui avaient mis en pièces les excuses des avocats de Pétain pour justifier la collaboration, la question fut tranchée : l’antisémitisme était au programme de Vichy. On sut même, preuve archivistique à l’appui mais preuve superfétatoire, que le statut des Juifs d’octobre 1940 avait été corrigé de la main même du chef de l’État français pour être encore plus dur avec les Juifs français.

Lire aussi Dominique Vidal, « En France à l’heure de Vichy », Le Monde diplomatique, septembre 2014.

Et il y eut tant d’autres « fautes » depuis l’invention de la collaboration, la création du STO, le soutien à la milice, la lutte contre les « terroristes » de la résistance jusqu’à l’appel à se battre contre le débarquement allié de juin 1944. Expliquerait-on qu’un ancien héros de guerre devenu criminel en série doit être réévalué au nom de la première partie de sa vie ? C’est pourtant ce qu’a osé un président de la République en activité. Quant au rôle de Pétain dans la Grande Guerre, de l’artilleur décisif dans la bataille de la Marne au général de la défensive attendant « les chars et les américains », on sait qu’il était à l’envers de l’idéologie dominante offensive des hauts militaires français. Moins aveugle en somme que ses collègues. Il en tira sa popularité dans l’esprit des poilus envoyés à la boucherie par des officiers français peu sensibles à la vie de soldats ordinaires. Une vieille histoire de la guerre en Europe, où les supérieurs n’étaient pas avares de la vie de leurs hommes. En bons héritiers moraux des aristocrates militaires d’Ancien régime. Ce n’était pas mieux du côté allemand. Et ce furent les familles des morts par l’intermédiaire de leurs députés qui se préoccupèrent de la mémoire de leurs enfants morts au combat en leur conférant une marque d’identité et le rapatriement des corps. Lorsqu’ils étaient identifiables de manière à conférer une marque d’identité. À part Nivelle qui paya de sa réputation, les maréchaux sont honorés en ce centenaire après avoir été gavés d’honneur par la troisième République (1). Les civils avaient déjà eu bien des faiblesses envers des généraux incompétents, avant que Clémenceau reprenne la main ; ils en eurent ensuite après la victoire. Certes, ce fut pire en Allemagne où les responsables de la défaite, notamment les généraux Hindenburg et Ludendorff, apôtre de la « guerre totale », s’exonérèrent de la défaite, leur défaite, par la fiction du coup de poignard dans le dos, en ouvrant la route à Hitler. En un temps encore démocratique, on attendrait un peu plus de mesure dans l’apologétique des grands chefs, surtout aussi faillibles.

Lire aussi Benoît Bréville, « Pour remettre l’histoire à l’endroit », Le Monde diplomatique, septembre 2014.

Revenons à notre président de la République qui croit devoir célébrer un centenaire sans compétence particulière. Influence des historiens de cour qui, parlant d’histoire, se croient obligés de flatter les intérêts des puissants d’aujourd’hui ? À moins que ce ne soit l’assurance d’un président sûr de sa supériorité. Hypothèses non exclusives. Emmanuel Macron a suffisamment accumulé les bourdes grossières manifestant un sentiment de supériorité qu’on peut croire qu’il a fauté seul. En faisant l’équilibre entre un Pétain 1 et un Pétain 2, il a repris une ficelle dialectique de ceux qui font la part des choses parce qu’ils jugent en surplomb au-dessus du commun. Insensibles à certaines dimensions, par exemple morales, de la question. Ainsi vont les élites sûres d’elles. Elles le font d’autant plus que leur mode de consécration ou de certification passe par une culture scolaire superficielle en la matière, celle des grandes écoles, où l’on apprend beaucoup de choses, en réalité des mots coupés de la réalité dont ils sont censés rendre compte, des souffrances, des angoisses, des incertitudes. À coup de fiches de lecture, les jeunes esprits promis à la domination et en tout cas au succès, croient qu’ils comprennent le monde. Mais à quoi sert de les mettre en garde, puisque, aussi doués soient-ils, tout occupés à leur narcissisme, ils sont déjà hors du monde des humains. Et imperturbables, ils récidivent.

Quelques archives sur la Grande Guerre

 Les Chinois oubliés de la Grande Guerre, par Jordan Pouille (avril 2017)
 Le « pinard » ou le sang des poilus, par Christophe Lucand (août 2016)
 14-18, le carnaval tragique , par Jacques Bouveresse (novembre 2014)
 L’attentat de Sarajevo, une explication commode, par Jean-Arnault Dérens (septembre 2014)
 Idée reçue : les soldats étaient tous unis dans les tranchées, par Nicolas Mariot (septembre 2014)
 Mutineries, désertions et désobéissance, par André Loez (septembre 2014)
 Soldats oubliés du Courneau, par Stephan Ferry & Philippe Lespinasse (novembre 2011)
 La figure imposée du dernier poilu, par Nicolas Offenstadt (avril 2008)
 La Grande Guerre, une mémoire endeuillée, par Carine Trevisan (novembre 2001)

Alain Garrigou

(1Lire Hervé Drévillon, « Faut-il honorer la mémoire des maréchaux de la Grande Guerre ? », The Conversation, 8 novembre 2018.

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