L’exposition du Centre Pompidou intitulée « Photographie arme de classe » est pionnière à plusieurs titres (1). Il ne semble pas, en effet, qu’il y en ait eu de telle à Paris depuis 1935, et les historiens de la photographie, en France, ont pratiquement négligé ce domaine qui appartient à la fois à la photographie amateur, collective et politique, et qu’a recouvert l’expression fourre-tout et quelque peu lénifiante de « photographie humaniste ». Elle est par ailleurs le fruit d’une collaboration qui s’est révélée productive entre des universitaires et un musée, en l’occurrence de jeunes chercheurs du Labex Arts-H2H (Max Bonhomme, Gabrielle de la Selle, Eva Verkest, Lise Tournet Lambert, Mathilde Esnault), sous la conduite de Christian Joschke (maître de conférences à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense), et le Cabinet de la photographie du Musée national d’art moderne (MNAM) avec Florian Ebner, son directeur, et Damarice Amao, assistante-conservatrice. Un travail de plusieurs années a permis d’un côté de dépouiller, inventorier ce qui appartenait jusqu’à présent à cette terra incognita de la « photographie ouvrière », de l’autre à identifier et contextualiser les photographies sociales de la collection Christian Bouqueret (7 000 tirages environ), entrées dans les collection du MNAM en 2010.
Il en résulte une exposition mais aussi un catalogue qui innovent en travaillant sur ce phénomène et en produisant un nombre important de documents (manifestes, articles, brochures) ignorés jusqu’ici. Du moins en France puisqu’en Allemagne, en particulier — où le mouvement prit son essor, et acquit une place importante entre 1926 et 1932 —, il a été largement étudié après 1968. On dispose ainsi de la réédition du journal Der Arbeiter Fotograf (Cologne, Prometheus, 1977). De même s’est-on penché sur ce phénomène au Royaume-Uni (The Worker Photographer), aux Pays-Bas (Arbeiders-Fotografen), en Belgique ou aux États-Unis (The Photo League), ces pratiques passées fournissant une référence, et proposant un héritage aux militants et aux artistes en révolte des années 1970. En France, où le mouvement fut plus tardif, il fut oublié et laissé en friche après 1968. Les raisons de cette faiblesse française sont multiples ; à l’époque des débats firent rage à son sujet dans lesquels on retrouve les noms de Henri Tracol (qui lança l’expression donnant son titre à l’exposition), Célestin Freinet, Léon Moussinac, Elie Lotar, Louis Aragon, et un certain nombre de tiraillements politiques au sein de la presse et de la direction communistes (voir Jean-Paul Morel, Léon Moussinac à la tête de la section cinéma de l’AEAR : écartelé entre le militant et le critique, Paris, Ex Nihilo, 2014).
Lire aussi Marie-Noël Rio, « Inventer un journal de combat », Le Monde diplomatique, janvier 2019.
À sa manière, l’exposition reprend une partie de ces clivages en élargissant le « territoire » du mouvement international des photographes ouvriers avec l’exploitation des collections du MNAM (la Bibliothèque Kandinsky notamment) ainsi que d’autres collections publiques et privées, et en englobant cette « photographie de classe », et donc politique, au sein d’un ensemble plus vaste mais aussi plus flou, celui de la « photographie sociale et documentaire en France (1928-1936) ». Celle-ci compte de grands noms de la photographie comme Henri Cartier-Bresson, Elie Lotar, Willy Ronis, notamment, qui ont été liés concrètement à cette tendance politique, mais aussi des observateurs plus lointains de ce mouvement et des réalités sociales comme François Kollar ou Laure Albin-Guillot. Des photographes auxquels on a ces dernières années consacré des expositions (au Centre Pompidou et au Jeu de Paume, entre autres) et des monographies. Tout cela révèle la difficulté de cartographier cette photographie sociale, qui oscille entre constat et combat, y compris au sein du travail d’artistes « engagés », comme Germaine Krull ou Ilya Ehrenbourg, dont les clichés, eu égard sans doute à la destination qu’on leur donne ou à la commande à laquelle ils répondent (un magazine comme Vu, un livre-album), versent volontiers dans le pittoresque (clochards, scènes de rue, etc.) — inauguré, sous ce nom même, par Eugène Atget (mort en 1927) —, et tournent le dos à la dénonciation et à la mobilisation. L’association de certains de ces photographes avec des écrivains très éloignés de la militance ouvrière (comme Paul Morand ou Pierre Hamp) accentue encore — ou détermine — ce basculement dans le « Paris pittoresque ». Faisons cependant un sort à part aux photomontages d’une part — qu’il aient la virulence du travail de John Heartfield ou les étrangetés dérangeantes des surréalistes, ou qu’ils soient monumentaux comme ceux que réalise Charlotte Perriand en 1936 avec la Grande Misère de Paris.
Il y eut donc, dans les années 1920 et 1930, un mouvement international de nature politique, impulsé en particulier par le Secours ouvrier international et les organisations communistes, relayé par la presse ouvrière, dont le but était de s’emparer du médium photographique — puis cinématographique — pour faire pièce à l’image que donnaient de leurs luttes et de leurs projets de transformation de la société les organes de presse dominants. Ce mouvement était corrélatif du développement d’une presse ouvrière illustrée dont l’Arbeiter Illustriert Zeitung (l’AIZ allemand), est l’emblème. Créé en 1924 par Willi Münzenberg, il suscita la création en France du magazine Regards sur le monde du travail en 1928-1929, puis en 1932-1939 (sous le seul titre de Regards).
L’une des originalités de ce mouvement était de s’inscrire dans une problématique de déprofessionnalisation, de développement de la photographie amateure dans le cadre du mouvement plus général, parti d’Unio soviétique et de l’Internationale, des correspondants ouvriers et paysans, les « rabcors » (Trétiakov — pour la littérature, comme Dziga Vertov — pour le cinéma — en appellent à cette décentralisation et collectivisation de la production des textes et des images). L’information ne devait plus être le privilège des spécialistes mais le fait des protagonistes eux-mêmes, les événements, situations et luttes qui se déroulaient dans les entreprises trouvant ainsi une visibilité en étant transmis à L’Humanité ou à Regards où les rédacteurs étaient appelés à reprendre, coordonner ces informations. C’est aussi ce qui fut mis en œuvre dans la page « cinéma » de L’Humanité quand le critique Léon Moussinac décida de passer la parole aux lecteurs pour qu’ils assurent eux-mêmes la critique, lui-même se bornant alors à coordonner les lettres reçues, les regroupant et parfois leur répondant (2).
Ainsi les amateurs photographes ouvriers (APO) vont-ils être sollicités par L’Humanité à l’égal des rabcors pour fournir des documents iconographiques au journal. À tel point d’ailleurs que l’un des APO, Nestor Louvion, intégrera, en mai 1934, le service photographique du journal. Comme le montre Alexandre Courban dans sa thèse (3), et son étude sur les rabcors (4), ce mouvement est sans cesse en butte à la question de son autonomie et de son intégration au parti, ce qui se reflète en partie dans les relations des APO et de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), créée pour fédérer les artistes et écrivains progressistes et dont la section Ciné-Photo est confiée à Moussinac lors d’une session du Bureau politique du 3 mars 1931.
À l’heure où Internet parvient à mobiliser des « gilets jaunes » par milliers sur tout le territoire, à faire circuler l’information visuelle et sonore en dehors des canaux institutionnels, ces types de décentralisation et d’interaction promus au sein du mouvement ouvrier offrent une sorte d’antécédent auquel on a peu pris garde jusqu’ici. L’idée que tout un chacun puisse réaliser et émettre ses propres photographies ou films est couramment évoquée dans les milieux d’avant-garde et elle se relie, dès les années 1920, à des anticipations technologiques (miniaturisation, disparition du support au profit des ondes) aujourd’hui advenues.
Lire aussi François Soulages, « Photographie, art et société », Le Monde diplomatique, juillet 1997.
Si le catalogue de l’exposition offre une riche documentation en matière d’articles et de manifestes annonçant et illustrant ce mouvement, les œuvres exposées qui lui appartiennent à proprement parler demeurent malheureusement peu nombreuses. On peut supposer qu’on a eu du mal à retrouver des clichés appartenant à ce courant des APO qui, par définition pourrait-on dire, n’ont pas fait l’objet de collections, de conservations et d’attention tout simplement, au-delà de leur usage immédiat et de la fonction qu’on leur avait dévolue. Comme le dit très clairement Tracol dans son manifeste « Photographie, arme de classe », il ne s’agit pas seulement de « multiplier les prises de vues d’un caractère nettement révolutionnaires, mais encore de trouver l’utilisation révolutionnaire des photos de toutes catégories » (Cahier rouge, n°1, 1933). Cette utilisation, quelle fut-elle ? Des expositions, des publications dans la presse ouvrière (L’Humanité, Regards), des montages muraux peut-être, des panneaux dans des locaux syndicaux, des lieux de réunion. On est dès lors réduit à exposer en grand nombre des pages de journaux où ces photographies furent utilisées, la recherche d’originaux étant antithétique à la nature même de ces productions et peut-être même trompeuse : en effet la photographie ne vient pas seule dans la perspective de ce travail militant. On s’est avisé assez tôt et on le répète à satiété dans les textes de l’époque (repris et amplifiés par des penseurs politiques comme Bertolt Brecht et Walter Benjamin), une photographie n’a pas de signification en elle-même, ce qu’elle représente peut être l’objet d’interprétations divergentes. En contradiction avec les idéologies de la spécificité et de l’autonomie esthétique, la photographie s’articule avec le discours qui l’accompagne (a minima sa légende), les autres images qui la jouxtent, son insertion dans un ensemble. C’est donc un objet complexe qui croisent des institutions de divers types (partis politiques, syndicats, presse — L’Humanité, Regards, Cahier rouge, Almamach ouvrier et paysan —, lieux culturels) elles-mêmes divisées en leur sein. Avec le « tournant » de l’antifascisme consécutif à l’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne, la militance photographique va laisser toute la place aux photographes professionnels engagés, les reporters comme Robert Capa ou Chim, qui couvrent la guerre d’Espagne.
Espérons que cette exposition en suscitera d’autres et stimulera de nouvelles recherches historiques précisant les conditions de ces activités et élargissant la connaissance que l’on pourra en avoir.