«Pourquoi une actrice, une star en l’occurrence, ne serait-elle pas une bonne photographe ? » se demandait l’écrivain Hervé Guibert dans Le Monde (2), dans un texte sur l’exposition au musée Carnavalet, en octobre 1980. Au début des années 1970, alors qu’elle a à son actif une longue liste de longs-métrages à succès — Fanfan la Tulipe (1952), Pain, Amour et Fantaisie (1953), La plus belle femme du monde (1955), Notre-Dame de Paris (1956), Come back in september (1961) — elle se jette à corps perdu dans la photo.
Si elle a profité de son métier pour faire les portraits de ses pairs — Audrey Hepburn, Paul Newman, Grace Kelly, Sean Connery entre autres —, son premier livre de photo — Italia mia — s’ouvre sur une double page montrant les habitants de Subiaco, où elle est née en 1927. « Les bombardements de 1943 y ont détruit la menuiserie familiale et ils ont dû partir », se souvient son ami d’enfance Giorgio Orlandi. « Son père ne voulait pas qu’elle aille au lycée artistique, mais une fois à Rome, elle s’y est inscrite puis a étudié aux Beaux-Arts. Là, on l’arrêtait dans la rue pour lui dire de faire plutôt du cinéma. » L’actrice Anna Magnani, présidente du jury Miss Italia l’année où Gina ne finit que troisième, lui glisse : « Tu n’as pas gagné, mais je sais que tu auras bientôt du succès ». Figurante dans des romans-photos et dans quelques films pour améliorer les finances de sa famille, elle est en effet vite repérée par Howard Hugues et Vittorio de Sica. « Quand elle marchait dans la rue, on ne voyait qu’elle, c’était une déesse vivante », raconte le « roi des paparazzi » Rino Barillari. « Elle me demandait des conseils et je lui répondais : fais d’abord tes photos en étant cachée, puis demande aux gens la permission ».
Mais comment travailler cachée ? « C’est déjà assez difficile de photographier les gens sans qu’ils prennent la pose dès qu’ils voient l’objectif braqué sur eux, mais quand s’y ajoute la notoriété de qui est en train de braquer l’objectif, l’entreprise devient démesurée », se souvient-elle dans Italia Mia, commandé par le magazine Life. Elle a recours au déguisement : perruque hippie bouclée, jeans froissés, chemises trop grandes, fausses lunettes de myope, et pour modifier la ligne de son nez — qui la rendait trop reconnaissable — elle place des noyaux de prune à l’intérieur de ses joues. C’est ainsi qu’elle débarque l’été 1971 à Linosa, une petite île de l’archipel des Pélages, au sud de la Sicile.
Dix-huit mafieux viennent d’y être exilés deux mois plus tôt, après l’assassinat du procureur général de Palerme. « Linosa était une île avec plusieurs petits cratères de volcans éteints, cinq kilomètres carrés en tout, écrivait le journaliste Desmond O’Grady envoyé spécial de Il Mondo. À cette époque l’île comptait 400 habitants, d’innombrables figuiers et autres cactus, des câpriers, quelques vignes et une poignée de moutons. Le sol volcanique aurait été fertile si seulement il y avait eu de l’eau. Un nuage était une grande nouvelle et l’eau potable arrivait par bateau (…). Le paquebot postal venait trois fois par semaine. Il n’y avait pas d’hôtels — nous logions avec les familles locales, les mafiosi et moi. » David Tonge, qui travaillait pour « Panorama » (BBC), se souvient que « les mafieux étaient les chefs de réseaux qui contrôlaient tout, de l’immobilier aux champs de fraises. L’un d’eux se nommait Angelo La Barbera et il gardait avec nous une distance méfiante ». Enzo Brai, le photographe aux côtés d’O’Grady, abonde : « La Barbera ne voulait absolument pas être pris en photo. » Et pourtant, dans Italia mia, Angelo La Barbera, grand artisan du sac de Palerme, apparaît trois fois : près d’une fillette à qui il semble s’adresser ; en train d’allumer une cigarette à un gendarme ; enfin en plan moyen, très souriant.
Un an plus tard, Gina répond à l’invitation d’Imelda Marcos (l’épouse du président Ferdinand) pour réaliser deux beaux livres sur les Philippines. La parution en 1972 d’un article de 32 pages du très sérieux National Geographic couvrant l’incroyable histoire de la tribu Tasaday sur l’île de Mindanao, au sud de l’archipel, a attisé son intérêt. Le photographe John Nance et l’ancien aviateur Charles Lindbergh sont aussi du voyage pour observer ces indigènes restés à l’âge de pierre et qui « n’ont pas de mots pour hostilité, armes, guerre », selon un proche du président Marcos (Manuel Elizalde Jr., qui les aurait découverts en 1971). Mais, désignée pour écrire la préface du livre, la journaliste et essayiste Carmen Guerrero Nakpil se braque lorsqu’elle ne voit sur les épreuves que des individus nus, alors que la majorité de ses compatriotes (alors 45 millions) vivent dans du bâti, et non dans des cavernes, comme les membres de la tribu qui a visiblement obnubilé la Romaine. L’affaire finit entre les mains des avocats et plus tard, l’histoire des Tasaday se révélera avoir été créée de toutes pièces.
Lire aussi Philippe Pataud Célérier, « Photographie hors cadre », Le Monde diplomatique, janvier 2023.
« C’était l’humain qui l’intéressait, pas la politique », affirme sa collaboratrice Paola Comin. En effet, après les Philippines, où la loi martiale venait d’être instaurée au nom de la répression anticommuniste quand elle y débarqua, c’est en Union soviétique qu’elle se trouve l’année suivante pour photographier le poète Evgueni Evtouchenko. De là, elle écrit à Fidel Castro — la lettre est transmise à La Havane par l’ambassade cubaine à Moscou. « Je me suis demandé si ce n’était pas dangereux, écrit-elle dans Gente, où elle publia le reportage. Mais l’idée me fascinait. Il n’avait pas été photographié ou interviewé récemment ». Elle a emporté avec elle « 8 appareils photo, 200 rouleaux de film, 10 paires de jeans neufs, un technicien du son, un cameraman et une amie américaine. » Au volant de la jeep que Castro conduit lui-même, il évoque les temps heureux qui suivirent la fin de la révolution et d’autres plus sombres, comme ceux qui virent les morts de Camilo Cienfuegos et Che Guevara. Elle photographie et elle filme. « Elle a proposé son documentaire à des chaînes américaines et européennes, aucune n’en a voulu, raconte le producteur Adriano Aragozzini, avec qui elle a écumé les shows télévisés de la planète pour y pousser la chanson, à la fin des années soixante. Ils le jugeaient trop favorable à Fidel ». Un des rares à pouvoir en juger aujourd’hui est Andrea Piazzolla, l’aide à domicile de l’actrice, qui en détient les droits (avec le constructeur automobile Horacio Pagani). « On y voit Castro parler aux Cubains, à la plage, au marché, dans leur quotidien de l’époque », raconte-t-il au sujet de cet opus inédit, qui n’est pas sans rappeler celui qu’Orson Welles tourna sur Gina en 1958 (3) pour ABC TV, lui aussi resté sans lendemain.
Entourées de fleurs et de figures animales, ces photos semblent kitsch, mais à l’ingénuité répond une belle ingéniosité, tant les photomontages sont parfaits.
Invitée au festival du film de Bombay l’année suivante, elle y rencontre la première ministre Indira Gandhi et plus tard, à Calcutta, Mère Teresa, la plus belle de ses rencontres, partageant avec elle l’amour des enfants et des démunis — « J’ai connu la guerre et je sais ce que c’est que la privation », disait l’actrice, qui fut aussi ambassadrice pour la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) et l’Unicef. « Gina aimait les enfants, parce qu’ils la regardaient comme une personne, pas comme une star », se souvient son ami Giorgio Orlandi. Ils sont au cœur de son livre The Wonder of Innocence (1994), préfacé par Mère Teresa. Entourés de fleurs et de figures animales, ces photos semblent kitsch, mais à l’ingénuité répond une belle ingéniosité, tant les photomontages sont parfaits. « Elle avait fait construire un socle en bois par un menuisier où elle superposait des plaques de verre, raconte Andrea Piazzolla. Sur les plaques, elle disposait les bouts de photos qu’elle avait découpés et une fois installées et ajustées, elle prenait sa photo vue d’en haut. » Un système de superposition dont on retrouve le principe adapté au numérique par Adobe, qui lançait la même année (1994) son jeune logiciel Photoshop.
Durant ces vingt ans qui séparent Italia Mia de The Wonder of Innocence, elle s’émancipe de la vision que les cinéastes avaient d’elle en réalisant ses propres images, comme elle l’explique en 1978 à CBC/Radio-Canada : « Dans la photographie, je suis le réalisateur, je suis le cameraman, je peux tout faire, tout diriger ». Celle à qui ses proches réservent le nom de Bersagliera (fantassin, du nom de son personnage dans Pain, amour et Fantaisie) pour évoquer son souvenir reconnaissent qu’elle dut conduire sa vie et sa carrière seule (Sophia Loren ou Silvana Mangano étaient respectivement mariées à Carlo Ponti et Dino de Laurentiis, deux grands producteurs). Au-delà de sa détermination, elle a laissé l’image d’un caractère empreint d’une curiosité insatiable. « Quand elle se mettait quelque chose en tête, personne ne l’arrêtait, elle n’avait peur de rien », raconte sa collaboratrice Paola Comin. Sauf la fois où elle voulut se rendre en Afghanistan, alors en guerre. « Elle n’a pas pu partir, explique le producteur A. Aragozzini. L’ambassade lui a refusé son visa ».
Quant à porter un jugement sur son travail de photographe, Barillari s’interroge : « Comment voulez-vous évaluer ses photos ? C’était trop facile, pour elle, toutes les portes s’ouvraient, les maisons d’édition misaient sur son nom… » Vittorio Sgarbi, le sous-secrétaire d’État à la culture du gouvernement de Giorgia Meloni, s’y risque, en estimant que « ces photos, qui s’intéressent aux plus humbles et aux démunis, sont aussi son autoportrait », reprenant l’idée d’Alberto Moravia dans la préface d’Italia Mia. En 1974, elle obtint le prestigieux prix Nadar pour Italia mia — trois ans après le Vive la France de Henri Cartier-Bresson, auquel Hervé Guibert, cité au début de cet article, la comparait plus ou moins. Il ajoutait : « N’en déplaise aux fabricants de clichés qui se repaissent des mythes sans les remettre en question, Gina Lollobrigida est une véritable artiste. » Ceux qui l’ont connue acquiescent : en plus de ses talents de comédienne et de photographe, elle sculptait des œuvres exposées dans le monde entier dans un atelier à Pietrasanta, près de Carrare. Très amie de Maria Callas, elle était dotée d’une belle voix de soprano, comme on peut l’entendre dans La donna più bella del mondo (1955), où elle chante elle-même à 28 ans l’air du Vissi d’Arte de la Tosca, qu’elle aurait pu reprendre au crépuscule de sa vie, quand la bataille judiciaire entre son fils Andrea Milko Skofic et Andrea Piazzolla lui valut d’être placée sous tutelle : « J’ai vécu d’art, j’ai vécu d’amour, je n’ai jamais fait de mal à âme qui vive ! Par une main cachée, j’ai soulagé toutes les misères que j’ai rencontrées. (…) J’ai offert des joyaux pour le manteau de la Madone (4), et offert mon chant aux étoiles, au ciel, qui en resplendissaient, encore plus beaux. En ce temps de douleur, pourquoi, pourquoi, Seigneur, ah, pourquoi m’en récompenses-tu ainsi ? »