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Pourquoi les moutons ne veulent pas être attachés

Professeur à l’université de Montréal, spécialiste des religions dans la Chine contemporaine, David Ownby observe le débat mené dans ce pays par ce qu’il appelle les « intellectuels publics » : chercheurs et professeurs qui ont un regard critique et espèrent plus ou moins influer sur les dirigeants. Régulièrement, il traduit du chinois de longs textes qu’il publie sur son blog « Reading the China Dream ».

En septembre 2022, il a posté la traduction d’un conte de Sun Liping, intitulé « Pourquoi les moutons ne veulent pas être attachés ». Il présente l’auteur et apporte un éclairage sur le contexte de la dernière publication de Sun.

par Sun Liping, 27 septembre 2022
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Alex Colville. — « Three Sheep » (trois moutons), 1954, galerie nationale du Canada.

« Né en 1951, Sun Liping est un sociologue bien connu qui a pris sa retraite de l’Université Tsinghua en 2020 et qui publie fréquemment des articles sur son fil WeChat [le Facebook chinois], abordant une variété de sujets : la pandémie, la guerre en Ukraine, la baisse du taux de fécondité en Chine…

Il écrit comme un progressiste de bon sens qui ose poser des questions difficiles, et il a un public considérable. En conséquence, certains de ses messages les plus controversés sont supprimés (et souvent republiés ailleurs sur le Web). Sun le mentionne parfois au passage.

Je n’ai aucune idée de la manière dont ce type de pression s’exerce sur le terrain en Chine, et une grande partie de la censure semble parfois aléatoire et arbitraire, effectuée par des petites mains plutôt que par le Bureau de la sécurité publique. Toutefois, au cours du printemps et de l’été 2022, j’ai remarqué que Sun ne publiait plus sur WeChat, et je me suis demandé s’il avait des problèmes. Effectivement, quand il est réapparu, le 23 juillet, Sun a commencé ainsi son message : “Je voudrais remercier mes amis en ligne pour leur inquiétude et leur patience au cours de ces trois derniers mois. Je suis particulièrement touché par ceux qui ont continué à envoyer des messages réguliers. Je peux publier à nouveau maintenant, ce qui est important, même si je ne sais pas sur quoi je veux écrire. (...) Peut-être, Sun s’est-il éloigné de la Toile pendant trois mois parce qu’il était en congé, parce qu’il voyageait ou parce qu’il s’est cassé le bras. Mais dans le contexte actuel, le message semble sûrement dire : “‘ils’ m’ont dit de ne pas écrire pendant un moment, mais maintenant je suis de retour.”

À la lumière de cela, ses réflexions apparemment fantaisistes sur les raisons pour lesquelles les moutons n’aiment pas être attachés prennent une signification particulière, et l’ensemble du message est clairement un exercice de critique indirecte. »

Voici la traduction de son texte (1) :

Lire aussi Martine Bulard, « En Chine, les fragilités d’un président tout-puissant », Le Monde diplomatique, octobre 2022.

Le 31 novembre 2020, j’ai envoyé un tweet dont le sens général était : je suis à la retraite maintenant, et essentiellement préoccupé par les petits évènements de la vie. Récemment, j’ai pensé à trois petites choses : premièrement, pourquoi les moutons n’aiment-ils pas être attachés ? Deuxièmement, comment vous sentez-vous si quelqu’un continue de vous dévisager ? Et troisièmement, si un parent ou un ami venait séjourner chez vous et voulait vérifier le réfrigérateur pour voir ce qu’il y a dedans et en quelle quantité, seriez-vous d’accord avec ça ? Pourquoi ?

À ma grande surprise, après avoir envoyé ce tweet, de nombreux internautes se sont joints à la discussion et ont eu de nombreuses idées intéressantes. Beaucoup ont assuré que ce n’était du tout de petites questions, et qu’en y réfléchissant bien, il s’agissait plutôt de très grandes, voire de questions fondamentales auxquelles nous devrions toujours penser.

Si les moutons ne veulent pas être attachés, ce n’est pas nécessairement parce qu’ils veulent faire quelque chose de mal ; nous pourrions aller jusqu’à dire qu’ils n’ont aucun but en tête. Certaines personnes pensent que les moutons veulent être libres afin d’avoir un plus grand espace pour trouver de l’herbe à manger. Cela peut sembler correct. Mais ce n’est pas toute la vérité, car même lorsqu’ils ont mangé à leur faim, les moutons aiment encore se promener librement.

Récemment, j’y ai donc réfléchi. On voit souvent des moutons attachés. Notons que ceux qui sont élevés par l’homme sont des animaux plus ou moins domestiqués. D’une manière générale, de tels moutons n’offrent aucune résistance, même lorsqu’ils sont attachés. Cela donne aux gens l’idée fausse que les moutons en général ne s’en soucient pas.

C’est faux. Il suffit de voir à quel point un mouton est heureux quand il est délié, comment il s’enfuit. Vous comprendrez alors à quel point les moutons n’aiment pas être attachés.

En dernière analyse, c’est dans la nature des animaux de vouloir se déplacer librement, sans contrainte. La nature est la nature, et il n’y a pas de but caché. Bien sûr, le ressenti diffère selon les animaux. Les moutons domestiques ou les oiseaux qui ont longtemps vécu en cage peuvent être plus ou moins habitués à de telles contraintes. Les autres animaux ne le sont pas. Par exemple, si vous essayez de tenir des insectes et des araignées dans vos mains, ils essaieront désespérément de se libérer.

Des scientifiques ont montré que des animaux peuvent même se suicider lorsqu’ils sont piégés. Ainsi, les dauphins et les baleines peuvent devenir suicidaires après avoir été capturés et enfermés au même endroit pendant trop longtemps. Il en est de même pour plusieurs espèces d’oiseaux. Si vous avez déjà vu un chien enchaîné pour la première fois, vous comprendrez de quoi je parle. C’est atroce de voir comment il lutte et souffre.

Selon plusieurs études, plus le quotient intellectuel d’un animal est élevé, plus l’instinct [de liberté] devient fort.

La violation d’être scruté

Être regardé est, franchement, une affaire sérieuse. Si vous ne me croyez pas, découvrez la façon dont les nombreux combats commencent dans les rues du nord-est de la Chine : « Pourquoi me regardes-tu tout le temps ? » « Je te regarde, et alors ? » Ce type d’échange peut conduire à une bagarre.

Pourquoi ? Si l’on suit Jean-Paul Sartre, quelqu’un qui vous regarde fait de vous, inconsciemment, un objet. Son regard le transforme en un dominant et vous en simple objet d’observation — un processus qui nie votre libre arbitre. La personne ainsi dévisagée peut ressentir un inconfortable sentiment d’oppression. Lequel conduit parfois à troubler l’esprit.

Nous connaissons tous le débat sans fin sur les bâtisseurs des pyramides en Égypte. Dans ses Histoires, Hérodote dit que celles-ci ont été construites par 300 000 esclaves. Mais en 1560, alors qu’il les visitait, l’horloger suisse Hans Bucher affirma que les bâtisseurs de pyramides n’étaient absolument pas des esclaves, mais plutôt des hommes heureux et libres (2).

Comment Bucher en est-il arrivé à cette conclusion ? À l’origine, c’était un catholique français qui fut enchaîné et emprisonné en 1536 pour s’être opposé au dogme rigide de l’Église catholique romaine. Puisqu’il était maître horloger, il fut chargé de fabriquer des horloges pendant son incarcération. Dans des conditions d’oppression et de privation de liberté, Bucher se retrouve dans l’impossibilité d’en produire avec une erreur journalière inférieure à 1/10e de seconde, alors qu’avant, lorsqu’il travaillait dans son propre atelier, sa marge d’erreur était inférieure à 1/100e de seconde.

Bucher eut du mal à en comprendre les raisons. Au début, il pensait que cela venait des mauvaises conditions carcérales. Plus tard, il s’est évadé et a retrouvé sa liberté. Bien que son mode de vie s’est avéré encore pire que lorsqu’il était en prison, sa capacité à fabriquer de l’horlogerie était étonnamment revenue. Bucher a finalement réalisé que l’élément décisif n’était pas l’environnement, mais l’humeur de l’horloger. Il était impossible, selon lui, de réussir les 1 200 étapes de fabrication d’une montre s’il était mécontent et en colère. Le ressentiment et la haine rendaient compliqué de rectifier et de limer avec précision les 254 pièces nécessaires à la fabrication d’une montre ou d’une horloge précises.

Cette expérience a conduit Bucher à déduire avec audace que les bâtisseurs d’un projet aussi vaste que les pyramides, construites avec tant de minutie et réclamant des myriades d’étapes, devaient être un groupe d’hommes libres au cœur sincère. Avec un groupe d’esclaves au comportement bâclé et à l’envie de résister, il n’aurait jamais été possible d’assembler les pyramides de manière si experte que même une lame de couteau ne pourrait être insérée entre les pierres.

Ne vous attendez donc pas à des miracles lorsque les gens sont soumis à des conseils excessifs et à une surveillance stricte. En effet, vous ne pouvez obtenir le meilleur des êtres humains, que s’il existe une harmonie entre l’esprit et le corps.

La vie privée comme bouclier de la dignité

Il n’y a aucun mal à ce que d’autres personnes que vous sachent ce qu’il y a dans votre réfrigérateur. Mais comment vous sentiriez-vous si les vieilles dames du comité de quartier venaient vérifier combien de poissons et combien de côtelettes de porc vous avez ?

Une fois, je dînais au restaurant. Une fois l’addition réglée, le serveur nous a proposé de devenir membres. Ainsi, assurait-il, nous bénéficierions de rabais : 10 yuans de moins pour un plat à 129 yuans (environ 1,4 et 19 euros), par exemple. J’ai donné mon accord puis, pour m’inscrire, il m’a demandé mon nom, mon numéro de téléphone, ma carte d’identité, mon adresse personnelle… J’avais l’impression que c’était trop. Quand les autorités vous demandent de tels renseignements, vous ne pouvez pas vraiment vous y opposer. Mais là, c’était un restaurant qui voulait toutes ces informations privées. Alors j’ai laissé tomber, décidant que je préférerais dépenser un peu plus d’argent. Et je ne mangerai plus jamais dans ce restaurant.

On peut se dire que devenir membre relève d’une démarche volontaire : vous pouvez refuser d’adhérer et ne payer que le prix normal. Vous pouvez le voir ainsi, mais le raisonnement est absurde ! À mon avis, le prix réduit est le vrai prix et celui qui est affiché comprend en fait une pénalité imposée aux non-membres…

J’aime voyager, et particulièrement visiter les prairies et d’autres endroits tout aussi désolés. Évidemment, je n’ai guère fait de tourisme au cours de ces dernières années. Il y a de nombreuses raisons à cela, mais l’une d’entre elles tient aux scans faciaux que vous infligent les hôtels. De nos jours, peu importe où vous allez, même dans une région sauvage éloignée, ils font partie du déroulement incontournable de l’enregistrement dans un hôtel.

Bien sûr, quand on y réfléchit, quel mal y a-t-il ? J’avoue que je ne sais pas. Mais cela met toujours les gens mal à l’aise. Je ne suis qu’un touriste séjournant dans un hôtel. Devriez-vous me traiter comme un voleur ?

Lire aussi René Raphaël & Ling Xi, « Bons et mauvais Chinois », Le Monde diplomatique, janvier 2019.

C’est que la vie privée fait partie de la dignité. Son respect marque la frontière de la liberté et incarne la confiance. Entre couples, c’est souvent une grande méfiance qui les pousse à consulter en permanence le WeChat de l’autre. On peut arguer : si vous n’avez rien fait de mal, alors vous n’avez rien à craindre (3). Cette affirmation semble raisonnable à première vue, mais elle est complètement ridicule. Si vous n’avez rien fait de mal, les gens peuvent-ils vous importuner toute la journée sans raison ? Plus important encore, de quel droit harcelez-vous les gens en permanence, sans raison ? Ne pas être dérangé fait partie des libertés.

Bien sûr, pour maintenir l’ordre de la vie en communauté, les gens doivent accepter certaines contraintes, dont le sacrifice d’une certaine intimité. Mais permettez-moi quatre remarques : premièrement, de telles limitations de la vie privée doivent être nécessaires ; deuxièmement, les avantages doivent l’emporter sur les inconvénients ; troisièmement, ceux qui le décident doivent être en mesure d’en assumer la responsabilité ; quatrièmement, et surtout, l’atteinte à la vie privée et l’imposition de certaines contraintes doivent être officiellement autorisées par la loi.

Sun Liping

(1Reproduit avec l’assentiment de David Ownby. Lire aussi Sun Liping, « Des chercheurs chinois réclament des réformes dans leur pays », Le Monde diplomatique, juillet 2011.

(2Note de David Ownby : on trouve cette histoire dans un certain nombre de sources chinoises, dont aucune ne donne le nom complet de l’horloger ni ses dates de naissance et de décès, et je n’ai pas été en mesure de trouver la même histoire dans les langues occidentales, sauf que Hans Bucher — identifié simplement comme « Booker » en chinois — était en effet un horloger suisse bien connu du XVIe siècle.

(3Note de David Ownby : littéralement, « ils n’ont pas peur des appels de fantômes à la porte », ce qui fait référence à une croyance populaire chinoise selon laquelle les actions immorales, en particulier celles qui entraînent la mort de quelqu’un, seront vengées par les « fantômes » du défunt.

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