En 2003, le parc zoologique de Barcelone perdait sa plus fameuse mascotte : Copito de Nieve (Flocon de Neige), l’unique gorille albinos connu dans le monde, devenu aussi emblématique de la métropole catalane que les bâtiments édifiés au tournant du XIXe siècle par son iconique architecte Antoni Gaudí.
De son arrivée sur les rives de la Méditerranée, en 1966, à son décès à 40 ans, suite à un cancer de la peau, Copito de Nieve avait fini par devenir une célébrité internationale. Reçu à la fin des années 1960 par le maire de Barcelone de l’époque, José María de Porcioles (1957-1973), disposant même d’une carte d’identité, le primate était l’objet de célébrations à chacun de ses anniversaires.
Avec la disparition de Copito, Barcelone perdait aussi le dernier lien symbolique avec un pays, dont, plus que Madrid, elle avait été la métropole coloniale : la Guinée espagnole, amenée à devenir à son indépendance en 1968 la Guinée-Équatoriale.
Lire aussi Jean-Christophe Servant, « Dictature oubliée en Guinée-Équatoriale », Le Monde diplomatique, novembre 2021.
Copito De Nieve fut en effet ramené en Catalogne depuis Ikunde, un centre d’études coloniales situé prés de Bata destiné à fournir en matériel et artefacts ethnologiques, botaniques, archéologiques et donc zoologiques, plusieurs institutions de Barcelone. Ce pillage sous caution scientifique parachevait prés d’un siècle de colonisation espagnole, entamée en 1875 et menée par une poignée de familles catalanes possédant les fincas (exploitations agricoles) de ce petit territoire d’Afrique centrale. Les Catalans furent en effet des acteurs majeurs de l’économie espagnole d’outremer, de Cuba (jusqu’en 1898) à la Guinée espagnole. Avant son indépendance en 1968, cette dernière, qui comptait alors environ 200 000 habitants, recensait ainsi parmi ses 14 000 colons presque 25 % de Catalans.
Cette tranche d’histoire coloniale reste largement ignorée de l’Espagne, voire révisée et réécrite (voir notre article dans l’édition de novembre du Monde diplomatique). Mais en Catalogne, les recherches académiques n’ont cessé d’éclore depuis depuis prés d’une décennie, aux côtés de documentaires tels que « Mémoria Negra », réalisé en 2011 par notre confrère, le journaliste catalan Xavier Montanya.
Paru ce printemps dernier à Barcelone, coécrit par les historiens Eduard Gargallo et Jordi Sant Gisbert, El Petit Imperi : Catalans en la colonitzacio de la Guinéa Espanyola » (publié aux éditions Angle Editorial, non traduit) est la dernière publication à participer à ce mouvement de dévoilement. Comme l’affirment ses deux auteurs : « les Catalans n’ont pas été exclus du colonialisme en Afrique, ni de ses conséquences ». En 1910, rappellent-ils, 92 % des sacs de cacao récoltés en Guinée espagnole qui arrivaient sur la péninsule ibérique étaient déchargés au port de Barcelone. La présence des Catalans dans le Golfe de Guinée est attestée dés le début du XIXe siècle, avant même que l’Espagne, « poussée par un certain patriotisme et le lobby esclavagiste cubain, qui continuait à trafiquer dans la région », décide de s’installer progressivement sur ces terres abandonnées en 1835 par les Britanniques pour des raisons climatiques et économiques. « La seule province d’Espagne qui entretient des relations commerciales avec la côte d’Afrique est Barcelone, et partout le génie industrieux et mercantile du peuple catalan est visible », soulignait au XIXe siècle le vicomte de San Javier dans ses notes de voyage.
La traite fût abolie en 1871. Mais le trafic illégal d’esclaves menés par certaines familles catalanes se poursuivit au-delà, avant d’être remplacé d’abord par le commerce de brandy, d’huile de palme, de bois précieux et de textiles entre Barcelone et la colonie, permettant à certaines familles de la bourgeoise commerçante, tels que les Vidal-Ribas, de gonfler leur fortune. Le commerce des fèves de cacao, poussant sur des plantations telles que celles de la Barcelonesa, la Vigatana, la Coloniale de Fernando Poo, Montserrat… contribua quant à lui à l’essor des chocolatiers catalans Amatller, Juncosa, Boix. Puis les entreprises barcelonaises diversifièrent leurs importations en s’ouvrant au café et à l’exploitation du bois précieux, donnant naissance à une nouvelle génération de grands commerçants catalans soutenus par la haute bourgeoisie et les institutions bancaires telles que la Banco Exterior de España, la Banco Hispano-Colonial et la Banco de Catalunya.
Aux côtés de ces commerçants, la Catalogne envoya aussi sur place, à partir de 1883, ses clarétains, de la Congrégation des Missionnaires Fils du Cœur Immaculé de Marie fondée à Vic, en 1849 par le Catalan Antoine-Marie Claret. L’État espagnol payait le travail de cet ordre religieux « né pour évangéliser ». Ce qui, soulignent Gargallo et Sant Gisbert « équivalait à admettre le rôle essentiel des missions en tant que fonctionnaires en faveur de la colonisation ». « Teintée de racisme et de paternalisme », la mission des clarétains consistait à construire des internats afin de séparer les jeunes indigènes de leurs familles, les éduquer et les évangéliser. Les Guinéens étaient considérés comme « des sauvages qui avaient besoin d’être civilisés avec la morale catholique et la langue espagnole ». Ainsi, un « ordre religieux éminemment catalan protégeait l’impérialisme linguistique castillan, légitimait la dépossession matérielle des Africains et les préparait à de nouvelles formes d’exploitation capitaliste ».
Ces missionnaires étaient également engagés dans la culture du cacao et dirigeaient des institutions coloniales telles que le Patronage indigène. Ceux-ci furent ainsi « les principaux agents coloniaux d’acculturation » en combattant les croyances et les coutumes africaines telles que la polygamie. Les femmes missionnaires de l’Ordre de l’Immaculée Conception, également d’origine catalane, furent tout aussi déterminantes. Ces dernières avaient en particulier pour tâche « de séparer les filles de leurs familles » et de les marier à un « sauvage déjà civilisé » par leurs pairs clarétains.
Armengol Coll (1859-1918), fondateur du journal La Guinea Española, la publication la plus ancienne de l’époque coloniale et un organe de contrôle religieux et politique, fût l’un de leurs représentants les plus célèbres, devenant le premier vicaire apostolique de la colonie. Évidemment, la construction des deux cathédrales de Malabo et Bata fut aussi supervisée par des Catalans.
Les recherches académiques, menées par les chercheurs catalans ou basques sur l’ancienne Guinée espagnole comme sur les politiques de ségrégation qui y furent menées jusqu’à son indépendance, ne concernent et n’intéressent encore pour l’heure qu’un petit nombre d’Espagnols. Mais les lignes commencent, doucement, à bouger, jusqu’à la Filmoteca d’Espagne située à Madrid. Commanditée en 2020 par cette institution, Memorias de ultramar, un bout à bout d’archives privées filmées entre les années 1940 et la fin des années 1960, remontées et éditées par la réalisatrice Carmen Bellas et l’enseignant en cinéma Alberto Berzosa, contribue à cette entreprise de révélation d’une histoire cachée et méconnue. Contrairement à celle du Sahara Espagnol, nous explique ses auteurs, le passé de la Guinée-Équatoriale « reste un enjeu politique et polémique dans notre pays ».
Écouter « Dictature oubliée en Guinée-Équatoriale » :
Dans une de ses dernières scènes, Memorias de ultramar, qui englobe aussi des archives du Sahara espagnol, de Tanger et du « protectorat du Maroc », passe du blanc au noir en révélant un couple mixte. Il s’agit d’Armando Balboa, qui fut secrétaire de l’Assemblée nationale de son pays après l’indépendance en 1968, et de son épouse, la Catalane Nuria Mercé. Les réalisateurs ont utilisé cette courte séquence « parce que c’est la première fois qu’un Africain n’apparaît pas au bord du cadre servant le thé. Balboa est au centre, le boit, et cela se heurte à tout ce qui a été montré précédemment. De plus, Mercé et Balboa sont filmés de manière très belle, presque érotique, alors que jusque-là les Espagnols avaient filmé les Africains, des garçons, des domestiques, presque comme des meubles ».
Armando Balbao, qui décéda de gangrène dans une geôle équato-guinéenne en 1969, sous la dictature naissante de Francisco Macias Nguema (qui sera renversé en 1979 par son neveu, toujours au pouvoir, Teodoro Obiang) était un Fernandinho. Cette expression désignait les esclaves libérés par les Britanniques de la Sierra Leone et du Libéria qui participèrent à l’établissement du premier cercle colonial en Guinée espagnole. Son union avec Nuria Mercé donna cinq enfants, qui fuirent avec leur mère à Barcelone après le décès en prison du père. Rencontré à Barcelone, Armando Balboa, aujourd’hui retraité après avoir travaillé en Espagne dans le secteur bancaire, nous avoue n’être jamais retourné dans son pays natal et avoir longtemps occulté son histoire familiale. « Grâce à l’exhumation de ces archives et les travaux de chercheurs catalans tels que Gustau Nerín, reconnaît-il à présent, une forme de nostalgie lointaine à commencé récemment à m’étreindre ». Balboa estime qu’il est peut être enfin temps pour lui d’envisager un voyage sur la tombe de son père en Guinée-Équatoriale. « Comme avec le franquisme, nous confie-t-il, les Espagnols n’ont pas encore soldé leur histoire. Mais peut être, grâce à la Catalogne, et surtout sa jeunesse, ses tiroirs sont enfin en train d’être entrouverts… »
Pendant ce temps, le documentaire dont il est question dans Le Monde diplomatique de novembre 2021, El escritor de un país sin librerías (« L’écrivain d’un pays sans librairies »), réalisé par Marc Serena et dédié à l’auteur équato-guinéen Juan Tomas Avila Laurel poursuit son chemin en Espagne. En attendant une programmation en France ?