Le ministre de la culture n’a, sans surprise, « aucun événement à venir », tant sur le site du ministère que la page Facebook de Franck Riester. En revanche, il a récemment rendu hommage à l’occasion de sa disparition à Patrick Devedjian, président du Conseil général des Hauts-de-Seine, ministre sous la présidence de Jacques Chirac, et qui fut membre du RPR etc., jusqu’à LR. Spontanément, le lien entre le ministère de la culture et Patrick Devedjian n’était pas évident. Pourtant, M. Riester salue une « lourde perte pour la République, en particulier dans le domaine de la culture, dont il fut un ardent défenseur ». Allons bon, ça nous avait complètement échappé. Il eut « un rôle décisif » dans la mise en place du « concept de Vallée de la Culture », avec la rénovation du musée de Sceaux etc., dans son département. Bien. Bien…
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En 1966, le Théâtre de l’Odéon présente Les Paravents, de Jean Genet, dans une mise en scène de Roger Blin. Une pièce qui semble s’inscrire dans la guerre d’Algérie. Elle fait scandale. Le critique du Figaro trouve qu’elle use d’une « langue excrémentielle ». Des anciens combattants et des membres du groupuscule d’extrême-droite Occident considèrent qu’elle outrage l’armée, insulte la France, et s’organisent pour faire entendre leur point de vue. Ils manifestent devant le théâtre, des organisations étudiantes ont été appelées en renfort pour contrer les exaltés de l’Algérie française, la confrontation est brutale. Les fervents de la croix celtique et autres obsédés de l’extermination du communisme vont finir par choisir de s’exprimer dans la salle. Chahut maximal, jets de rats morts, lancer de bouteilles, des paras sautent sur la scène, cognent les comédiens — l’un d’eux sera hospitalisé —, fumigènes, début d’incendie, les saints-cyriens balancent des boulons, interventions de la police... C’est du violent. À la vingtième représentation, rideau final. Devedjian était un membre d’Occident, et se déchaîna gaiement à l’Odéon. Un errement juvénile, certainement, qui mérite l’oubli bienveillant pratiqué par le ministre — et par Le Monde aussi bien, qui évite Les Paravents et préfère souligner qu’il fut un « fin lettré ». Bien, bien…
Le ministre de l’époque, André Malraux, était d’une autre étoffe. Alors que la pièce est reprise à l’automne, des parlementaires demandent son interdiction avec une véhémence orageuse. Malraux refuse. Son discours est prudent, et déterminé. « Ce qui est certain, c’est que l’argument invoqué : “cela blesse ma sensibilité, on doit donc l’interdire”, est un argument déraisonnable. L’argument raisonnable est le suivant : “cette pièce blesse votre sensibilité. N’allez pas acheter votre place au contrôle. On joue d’autres choses ailleurs”. » D’autant que si on suit la pente de la sensibilité meurtrie, on va devoir masquer le grand retable de Grünewald, peint pour les pestiférés, effacer une bonne partie de l’œuvre de Goya, et mieux vaut ne pas parler de ce qu’il adviendrait de Baudelaire. Au cœur du discours, la phrase qui saisit : « le théâtre existe pour que les gens y retrouvent leur grandeur ». C’est un programme.
À la fin du XIXe siècle, l’Irlandais Bram Stoker travaille pour Henry Irving au théâtre du Lyceum à Londres. Henry Irving est la star absolue des planches. Il est démesuré dans son jeu, sa vie, son talent. Il est le plus grand acteur shakespearien de l’époque. Il vit au-dessus de ses moyens, et il aime toutes les étincelles. Stoker vit avec lui. Il essaie d’écrire Dracula. Jack l’Éventreur sévit à Whitechapel. Ambiance gothique, brouillard, excès, lueurs… Quitte à « profiter » du moment, comme on nous y incite de toutes parts, étrange besoin de rentabiliser « spirituellement » une période glauque, Le bal des ombres de Joseph O’Connor (Rivages, 2019) a une bizarrerie secrète et une séduction veloutée qui le recommandent à notre secret égarement.