Depuis le milieu des années 1990, sous l’expression anglo-saxonne de Land grabbing, l’« accaparement des terres » agricoles, dans le monde et en Afrique, a su progressivement mobiliser les organisations non gouvernementales (ONG) et les médias (1). Toutefois, une autre razzia est en marche, dans l’angle mort des études statistiques : les transactions sur le foncier périurbain des grandes métropoles d’Afrique. Stimulés par l’explosion attendue de la démographie des villes africaines — 950 millions d’habitants en plus d’ici à 2050 (2) —, de nombreux acteurs, locaux et étrangers, investissent et spéculent sur l’envolée des prix des parcelles de terrain situées en périphérie des grandes villes. Il faut loger les classes moyennes en plein essor et répondre à l’appétit des nouveaux riches. De Lagos (Nigeria) à Dar es-Salaam (Tanzanie) en passant par Johannesburg (Afrique du Sud) et Le Caire (Égypte), de vastes zones sont désormais bornées ; les immeubles y poussent comme des champignons après la pluie, souvent sans plan d’urbanisme. Entre bidonvilles et zones résidentielles sécurisées, la ville africaine de demain reste le miroir grossissant des inégalités sociales.
À Dakar, capitale du Sénégal, ces pratiques sont à l’œuvre depuis déjà plus d’une dizaine d’années. Avec notamment la presqu’île de Dakar, défigurée par des projets immobiliers anarchiques en bord de mer. Au point qu’un collectif digital baptisé « Save Dakar » s’est créé pour dénoncer ces constructions chaotiques. Mais l’expansion foncière sévit aussi sur trois axes d’extension en zones périurbaines : à l’est, le long de l’autoroute A1 qui relie le nouvel aéroport en direction de Thiès, situé à une cinquantaine de kilomètres de Dakar ; au sud, vers la commune de Mbour, au-delà des infrastructures balnéaires de Saly ; au nord enfin, sur la route qui mène à Touba et Saint Louis, le long du littoral. « Sur ces trois axes, on assiste depuis le début des années 2000 à une très forte effervescence foncière, souligne Momath Talla Ndao, géographe et urbaniste, spécialisé en aménagement du territoire et auteur d’une thèse sur la « résilience urbaine » au Sénégal. Ces transactions sont le fait de personnes haut placées et fortunées qui placent dans ces zones vierges en attendant que les prix flambent ou que des opportunités de revente se présentent, par exemple lors de plans publics d’aménagement du territoire ».
Le long de l’autoroute A1, en direction du nouvel aéroport inauguré fin 2017 à une trentaine de kilomètres du centre ville, les effets de ces transactions sont tangibles. Immeubles de bureaux et résidentiels en construction, centres commerciaux et infrastructures sportives ultra-modernes, hôtels haut de gamme, sites industriels en zones économiques spéciales (ZES)… En dix ans, le paysage urbain s’est ici métamorphosé, donnant lieu à une pléthore de prises de bénéfices par les élites locales qui avaient investi dans ces zones en friche voilà encore quinze ans. « Sur cette zone périurbaine, comme sur les deux autres axes, au sud et au nord de la capitale, la logique de corruption est très forte, analyse l’urbaniste Momath Talla Ndao. Elle touche tous les acteurs et intermédiaires de ces transactions foncières : les administrations, les chefs de village, les mairies [qui donne une délibération d’acquisition de terre], la gendarmerie [en cas de litige sur une vente], le cadastre [qui enregistre et délivre les titres de propriété] et même du côté de la Descos [la Direction de la surveillance de l’occupation des sols]… ».
Cap vers Saint-Louis et Touba, par la Route nationale 3 qui longe le littoral au nord de Dakar. Au kilomètre 15, après la sortie de la capitale, des immeubles résidentiels en cours de construction défilent. Les terrains qu’ils occupent ont été récemment viabilisées sur les fameuses « Nyayes », ces terres agricoles périurbaines très fertiles de l’argile des dépressions nichées entre les dunes de sable. Qui a bien pu autoriser leur cession au détriment des familles qui vivaient traditionnellement de cette agriculture ? Au kilomètre 20, la commune de Tivaoune Peulh est située à deux pas du littoral océanien. Passées les parties anciennes de la bourgade, dans la cité de Namora, le spectacle est édifiant. Au sol, des centaines de petits murets de parpaing tracent le damier d’un immense champ de parcelles vierges, prêtes à l’emploi. Sur certaines d’entre elles, des ouvriers travaillent à la construction de maisons individuelles tandis que d’autres attendent visiblement encore un acquéreur.
Dans l’un des rares commerces de la zone, le patron, la cinquantaine, accepte de nous renseigner : « C’est un seul et même propriétaire de Dakar qui possède tous ces terrains. Il les a d’abord acquis il y a plus d’une dizaine d’années et à présent il fait ses affaires. Si ça vous intéresse, son courtier m’a laissé son numéro de téléphone ». Aussitôt contacté, l’intermédiaire de la capitale vante la qualité de ses lots. « Nous en avions 150, il en reste plus que 35 à vendre. Les surfaces font en gros 300 mètres carrés chacune. Mais attention, c’est vendu avec un titre de propriété certifié au cadastre local ! ». Reste la question du prix : « 10 millions de francs CFA [15 000 euros] la parcelle », lâche le courtier. En entendant ces chiffres, le commerçant regarde le ciel et fulmine. Il est lui-même propriétaire d’une parcelle de 300 mètres carrés acquise ici, en 2010, pour la somme de 65 0000 CFA (1 000 euros)…
Convoitises des nouvelles élites
Les racines de cette « razzia » sur le foncier urbain des villes d’Afrique remontent aux indépendances des États africains, dans les années 1950-1960. En Afrique comme ailleurs, dans d’autres colonies, les villes ont d’abord suscité les convoitises des nouvelles élites au pouvoir, soucieuses de se substituer aux anciens colons et d’engranger les bénéfices fonciers liés aux aménagements des différentes phases de développement des décennies postcoloniales. Puis la logique s’est amplifiée, bien que variable selon les pays, à partir des années 1990 : la libéralisation grandissante de nombreuses économies d’Afrique aiguise alors les appétits des élites locales urbaines et attire des investisseurs étrangers, friands d’investissements dans des terrains dotés d’avantages alléchants pour produire ou entreposer : fiscalité avantageuse, charges allégées sur les salaires, infrastructures et foncier à moindre coût, etc. Parallèlement, le désir de loger.
Puis sont arrivées les croissances à deux chiffres de certaines économies africaines, à partir du début des années 2000. Les terrains des grandes villes et leurs périphéries combinent alors trois dynamiques : la spéculation des classes supérieures — les millionnaires africains seraient passés de 39 400 à 40 900 entre 2014 et 2019, selon le cabinet britannique Knight Franck — qui anticipent une hausse constante des prix du foncier urbain et périurbain ; le souhait de certaines classes moyennes — 350 millions de personnes en Afrique, calcul fondé sur une conception large de leurs revenus (de 2 à 4 dollars par jour) établie par la Banque africaine de développement (BAD) — de placer leur argent dans des valeurs refuge plus rentables que la rémunération d’une épargne bancaire stérile ; enfin la corruption des élites, fonctionnaires et intermédiaires locaux dans l’attribution des nouveaux « titres » de propriété qui accompagne la marchandisation de ces terres. Quel poids représente chacun de ces acteurs dans la flambée des transactions foncières constatées en périphérie des villes d’Afrique depuis vingt ans ? « C’est un mouvement parallèle à celui de l’accaparement des terres agricoles mais sur lequel nous n’avons malheureusement pas les mêmes outils pour établir des données chiffrées précises », souligne d’emblée le géographe Alain Durant-Lasserve, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), rattaché au laboratoire du Les Afriques dans le monde (LAM) de Bordeaux et spécialiste des villes africaines.
Contrairement à l’accaparement des terres agricoles, les transactions sur le foncier périurbain sont plus difficiles à quantifier. Les surfaces concernées sont beaucoup plus petites que celles du Land grabbing et l’opacité de la plupart des négociations empêche de telles évaluations. D’autant que beaucoup des terres concernées relèvent le plus souvent du droit coutumier ou communautaire, voire de règles traditionnelles, et non d’un droit foncier moderne. À partir d’un long et minutieux travail de terrain effectué pendant plusieurs années en Tanzanie et au Kenya, dans les vastes zones qui bordent les villes de Dar es-Salaam et Nairobi, la chercheuse Sina Schlimmer, en charge de la « gouvernance urbaine » à l’Institut français des relations internationales (IFRI), témoigne d’« une très forte accélération des transactions sur le foncier dans des zones qui se situent de 30 à 60 kilomètres au-delà de ces deux villes et de leurs banlieues proches ».
Dans une présentation à la Banque mondiale, en 2019, elle contextualisait cette tendance en ces termes : « Sur la base de preuves empiriques provenant de la périphérie de Dar es-Salaam et de Nairobi, il a été prospecté qu’en Afrique, la population urbaine devrait passer de 400 millions de personnes en 2012 à 1,26 milliard en 2050, avec des villes comme Casablanca, Khartoum et Dar es-Salaam franchissant la ligne des 10 millions. Dar es-Salaam est un excellent exemple de ville à croissance rapide. La capitale économique tanzanienne a connu une augmentation démographique de 1,9 million d’habitants, doublant presque sa population, passant de 2,5 millions d’habitants en 2002 à 4,4 millions en 2012. La croissance urbaine rapide à Dar es-Salaam affecte la situation foncière dans tous les districts environnants de Bagamoyo (Nord), Kibaha (Nord-Ouest), Kisarawe (Sud-Ouest) et Quartiers de Mkuranga (Sud) (3) ».
En 2030, la moitié de la population africaine habitera en zone urbaine. Cette croissance rapide des villes africaines « est devenue une préoccupation majeure des acteurs de la communauté internationale. Mais la question de la gouvernance foncière, notamment dans les zones périurbaines, se situe encore à la marge des débats, déplore la chercheuse. La gouvernance foncière est le fondement sur lequel repose la vie urbaine. Les relations foncières sont affectées par la construction de logements, par les projets d’infrastructures (routières, de transport, services de base, etc.), par les activités de commerce et économiques, etc. La gouvernance foncière doit donc être abordée de manière transversale et comme un lien entre l’ensemble des secteurs urbains ». Au cœur de cette « gouvernance », la question du droit foncier est l’un des piliers des accaparements de terres périurbaines.
« Droits pluriels »
Droits coutumier et communautaire y côtoient des zones de cession (par reclassification, par exemple) de domaines publics, étatiques ou communaux, laissant la place à toutes sortes de pratiques et d’évaluations, avec des acteurs et intermédiaires locaux très nombreux. À propos d’Accra, la capitale du Ghana, Les chercheurs Alain Antil et Hélène Quénot-Suarez soulignent la diversité de ces « droits pluriels » africains sur la terre (4). À Accra, métropole dont la périphérie est fortement touchée par l’extension des zones de transactions foncières, ils soulignent, par exemple, l’importance des chefs traditionnels dans l’accès aux terres de ces zones périurbaines. « Les chefferies jouent un rôle central dans la gestion foncière puisqu’on estime qu’environ 80 % des terres ghanéennes sont sous la responsabilité des autorités coutumières ». Puis ils constatent que « dans biens des cas en particulier, la marchandisation des titres a rendu ces chefs artificiellement propriétaires de terres et a conduit à une gestion à des fins personnelles ».
« D’ici à 2050, l’Afrique va devoir loger quelques 800 millions d’urbains supplémentaires, soit la population cumulée des États-Unis, du Mexique et de toute l’Union européenne !, tient à rappeler le géographe Alain Durant-Lasserve. Cette pression se traduit partout par une hausse du prix du foncier en périurbain et des acquisitions très nombreuses portées principalement par les élites locales, mais aussi les classes moyennes, avec le plus souvent des visées spéculatives ». Mouvement qui côtoie l’extension de bidonvilles, première forme d’urbanisation à grande échelle en Afrique, dont certains sont devenus gigantesques. Terrains et parcelles achetés à bas prix, sans titre de propriété ni inscription au cadastre ; mise en veille de cet « investissement silencieux » pour ensuite viabiliser le terrain et le faire enregistrer afin d’obtenir un titre en bonne et due forme ; revente avec de juteux profits (entre cinq et dix fois la mise initiale), soit à un promoteur (local ou étranger), soit à des chaînes (hôtels, centres commerciaux) ou des entreprises, soit encore à des particuliers sous forme de parcelles constructibles.
Sur tous ces mécanismes, le chercheur a produit une étude très fouillée sur le système d’approvisionnement en terres autour de l’agglomération malienne de Bamako (5), dans le cercle de Kati qui compte 37 communes autour de la capitale. « En ayant épluché 10 % seulement des archives disponibles à la préfecture pour cette zone, j’ai évalué que les transactions foncières de ces dernières années ont concerné au total quelques 750 kilomètres carrés de terres dont certaines ont été vendues puis revendues jusqu’à quatre fois ! ». Selon le chercheur, ces acquisitions participent « d’une privatisation par les élites urbaines des zones en périphérie des villes avec une forte corruption, phénomène que la Banque mondiale elle-même a fini par reconnaître. Avec ces accaparements pratiqués à grande échelle, nous risquons de passer de cités avec des taudis à de véritables villes de camps… ». Alors que tous ces terrains vierges auraient pu être l’occasion de mises en œuvre de politiques publiques de logement favorables aux plus démunis (des bidonvilles notamment), les voilà d’ores et déjà livrés aux accaparements privés et à la spéculation. Autant dire que les millions de familles les plus pauvres du continent ne sont pas près d’avoir accès à un logement correct.