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Brèves Hebdo (11)

Résilier la résilience

par Evelyne Pieiller, 4 juin 2020
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« Amazing resilience » cc David Blackwell.

La langue de bois bio (1) est dans une forme resplendissante, en particulier dans ses déclinaisons culturelles. Certains, rares, nous font l’amitié de l’éviter. Il convient de les saluer. Nous rendrons ainsi grâce à l’élégance unique de la liste d’Anne Hidalgo pour les municipales : son Manifeste, avec maestria, ne dit pas un mot de la culture, et encore moins, si l’on ose, de l’art. Pas un. C’est grand. Elle précise juste, puisqu’elle parle en son nom, vouloir « avoir accès à mille théâtres musées et cinémas ». Elle témoigne de la même sobriété dans son programme. La culture est absente des quatre thèmes retenus comme prioritaires, et apparait à la douzième place des questions qu’on est censé se poser. En l’occurrence, « La culture à Paris, évidemment, mais pour qui ? ». Interrogation toujours poignante à défaut d’être nouvelle. La réponse ne surprend guère : la culture est plurielle, les identités sont plurielles, donc place à « toutes les cultures qui composent Paris », celles de l’outremer, des tziganes, de l’immigration, des LGBT+. Ce qui est plus étonnant, du moins pour les archaïques et autres distraits qui n’ont pas repéré que leur logiciel était classé périmé, c’est que le mot « social » n’apparait pas. Différences identitaires, oui, différences de classe, non. On se croirait dans un exercice d’application des thèses de Terra Nova. Il est vrai que Paris ne brille pas par sa mixité… c’est quoi, déjà, l’adjectif ?

Lire aussi Nancy Fraser, « Égalité, identités et justice sociale », Le Monde diplomatique, juin 2012.

La réponse donnée à une autre question peut-être plus sourdement angoissée — « Peut-on encore faire la fête à Paris ? » — détaillant le futur Code de la nuit, éclairant oxymore, a des charmes secrets mais irrésistibles. Mais d’abord, les bons points auto-attribués : Paris s’enorgueillit d’avoir la première boîte de nuit autorisée à rester ouverte 24 heures sur 24. Et, plus modeste, 50 équipements sportifs qui fonctionnent jusqu’à minuit. Voilà qui vous dessine illico l’idée de la fête selon la municipalité. Ce que l’avenir devrait confirmer : le Code va s’attacher à la « réduction des risques liés à l’alcool et aux drogues » [pour le tabac, c’est réglé, un souci de moins], à la « réduction des nuisances (de bruit comme de propreté) » et au refus des discriminations. « Un code pour mieux vivre la nuit, un code pour faire attention à soi et aux autres ». La municipalité est bienveillante, elle take furieusement care de la salubrité publique et du vivre-ensemble. Place aux « capteurs sonores » (nuisance cf supra), et place aux « plateaux artistiques » — tiens, de l’art — ouverts, comme les équipements sportifs jusqu’à minuit, « dans tous les quartiers, notamment aux portes de Paris et aux abords du périphérique » (car nuisance, cf. supra). Quelle magnifique sincérité. Quelle splendide idée. Ce qui fait du bruit, à remiser vers les fortifs. Il est vrai que sur ces plateaux, on fera peut-être moins la « fête » que de la musique. La fête, c’est sympa, la musique, ça dérange. En banlieue, ça a toute sa place. En revanche, on pourra faire la fête autant qu’on veut dans la boîte ouverte sur deux étages du Châtelet tout rénové, gérée par un privé, à « programmation innovante de concerts, DJs, performances et vidéos d’art ». Ce qui vous donne immédiatement envie de ressusciter, rue de Ménilmontant, La Miroiterie, squat sordide et tonique, où on pouvait entendre du rock salissant — la Miroiterie, enfin démolie, mais riche de gentrification rentable, est semble-t-il désormais l’affaire de La Bellevilloise proche, « lieu artistique, festif et indépendant », rompu à la convivialité et au bon goût.

Lire aussi « Musique et politique : chiffres, cartes et citations », « Musique et politique », Manière de voir n˚171, juin-juillet 2020.

On ne le croirait pas d’emblée, mais flâner sur le site de l’Unesco au temps de la pandémie n’a rien d’inoffensif. À tout le moins, on est surpris. Non parce que la prolifération de la langue de bois bio y est si dense qu’il mériterait de s’autoclasser, mais parce que ladite prolifération chuchote des idées qu’on retrouve à l’œuvre dans des politiques, et que ces idées sont peut-être bien un peu préoccupantes. L’Unesco lance par exemple un « mouvement global », baptisé ResiliArt, car « aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin de la culture. La culture nous rend résilients et nous donne de l’espoir. Elle nous rappelle que nous ne sommes pas seuls. Nous avons besoin d’un effort multilatéral et global pour soutenir les artistes et garantir l’accès à la culture pour tous. » Pourquoi diable la culture nous rendrait résilients, cela restera un mystère. Ou plutôt un article de foi, indéfiniment recyclé. Cette assimilation de plus en plus répandue à la culture comme guérisseuse, huile essentielle pour l’âme, ne va pas de soi. Longtemps, elle fut liée au plaisir de connaître, de comprendre, à la joie d’agrandir sa liberté de pensée et d’imagination, au trouble de sortir de ses rails. Longtemps, elle fut associée à la conquête d’un point de vue sur le monde, et non à un fluide magique et ... bienveillant. Quelle étrange passivité attribue-t-on au « destinataire » de la culture, quel étrange rôle attribue-t-on aux artistes…

Enfin, aux artistes, n’exagérons rien, car « ResiliArt met en lumière l’état des industries créatives en cette période de crise grâce à des discussions mondiales de haut niveau avec des professionnels clés de l’industrie. Le mouvement recueille également les expériences et les voix de la résilience des artistes — tant établis qu’émergents — sur les réseaux sociaux ». Y aurait-il là comme une légère dissymétrie entre les discussions mondiales etc. et le simple recueil des expériences etc. ? Entre l’industrie créative et les créateurs ? Ah, ce n’est peut-être pas à la résilience qu’il va falloir se doper…

Evelyne Pieiller

(1Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le bois bio existe et n’est pas un pléonasme.

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