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Gentrifications filmiques

S’inadapter

par Jean-Maurice Rocher, 20 octobre 2021
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Image de The Way We Keep Dancing d’Adam Wong

Les films Drifting de Li Jun et The Way We Keep Dancing  (1) d’Adam Wong évoquent, de manière très différente, la gentrification de certains quartiers de Hongkong. Même s’ils ne signalent jamais frontalement les récents mouvements sociaux qui s’y sont développés (2) — terrain politique glissant vis-à-vis de la Chine continentale —, les deux films de ces jeunes cinéastes s’inscrivent très clairement et courageusement dans ce contexte de vives tensions entre population et pouvoirs locaux (3). Attachés à des territoires bien délimités de la ville et aux préoccupations qui les habitent, ils ne s’abandonnent à aucun pittoresque.

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Affiche de Drifting de Li Jun

Dans une veine naturaliste sobre, équipé d’une caméra très mobile, le Hongkongais Li Jun cueille un détenu sortant de prison qui réintègre un petit groupe de sans-domicile-fixe vivant dans un quartier périphérique en cours de rénovation. À peine s’est-il injecté sa dose de came dans la cuisse, cadeau de bienvenue, que le trottoir où il réside (sur un canapé) est investi par la police qui en expulse ses « habitants » et jette leurs affaires au rebut. Le film se poursuit sans édulcoration. Il suit, d’une part, la vie de cette communauté qui va de campement en campement dans une zone en transformation, et d’autre part, son combat juridique pour faire reconnaître ses droits, obtenir réparation, et recevoir des excuses officielles. Le dénouement dramatique est à l’image de la violence d’une « justice » et de décideurs comptables, prêts à compenser financièrement si nécessaire, mais inaptes à formuler quelques mots simples d’excuses.

Authentiques et récupérés

Lire aussi Benoît Bréville, « La revanche des campagnes », Le Monde diplomatique, décembre 2020.

Plus surprenante est l’apparition du phénomène de gentrification dans The Way We Keep Dancing, d’Adam Wong, qui s’annonçait plutôt comme la suite commerciale et insouciante d’un de ses films précédents, The Way We Dance (2013) — rivalités sur fond de culture hip-hop. Or cette question est placée au cœur du scénario — quitte à déplaire aux spectateurs qui s’attendent à un pur divertissement et à se voir illico fermer les portes du gigantesque marché chinois. Elle survient lors d’une tentative de récupération, par un consortium immobilier, de la culture hip-hop (graff, rap, etc.) afin de promouvoir un nouveau quartier à thème, Hip Park (sic), bâti sur un ancien quartier populaire et destiné à la classe aisée. L’offre faite au jeune crew local plus ou moins underground de s’investir artistiquement dans la promotion du projet, tout en mettant en avant certains de ses membres, provoque son implosion et les critiques acerbes des « vrais », des authentiques, qui poursuivent leurs nuisances sonores nocturnes contre les « faux », les récupérés. Alors que la rébellion semble avoir définitivement succombé face à l’adaptation et à la résilience culturelle, le rappeur du groupe renoue in fine avec la verve insolente de son enfance et la veine contestataire de son art. Dans un ultime sursaut, il transforme, épaulé par ses amis artistes, la fête consensuelle de promotion du nouveau quartier en un énergique réquisitoire contre le projet.

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Image de Candyman de Nia DaCosta
Lire aussi Benoît Bréville & Jean-Michel Dumay, « Les villes, avenir de l’humanité ? », Manière de voir

On peut mesurer l’écart entre le film d’Adam Wong et In The Heights, récente comédie musicale réalisée par Jon M. Chu (4) aux États-Unis qui se déroule dans le quartier populaire et multiculturel de Washington Heights à New York, également menacé par la gentrification (5). Un processus plusieurs fois évoqué dans le film, mais le quartier transformé en scène de spectacle géant bourré de stéréotypes positifs semble dans le même temps valider la plus-value folklorique qui fait grimper un peu plus les prix du m2. Les récits de résiliences communautaires ou la grande loterie de quartier forment, pour les habitants locaux, l’horizon individuel principal permettant soit de survivre sur place en vendant de l’exotisme et des stories qui pansent, soit de s’extraire du quartier par le haut. C’est toujours mieux que Summertime de Carlos Lopez Estrada (6), grand-messe poétique (rimant avec mercatique) vendant là encore de la résilience et du rêve américain pour tous, mais avec plus de complaisance encore. Dans ce feel good movie, absolument rien n’affirme, ni ne suggère même, que le melting pot culturel de Los Angeles que nous voyons est menacé dans sa diversité sociale par les politiques locales de restauration de quartiers et leurs conséquences sur les loyers. Bien au contraire, tout reste formidablement possible, chacun ayant finalement le droit à son quart d’heure en limousine avant de communier face au mythique panorama nocturne de la ville. Enfin, Candyman de Nia DaCosta (7) fait preuve de plus de radicalité. La réalisatrice, attentive aux architectures composant le territoire, passe par le film de genre (le slasher movie fantastique) et une franchise (elle prend la suite du film de Bernard Rose, adapté d’une nouvelle de Clive Barker) pour évoquer la gentrification de Cabrini-Green Home, ancien quartier de logements sociaux de Chicago. Entre Afro-américains de la classe moyenne, c’est un grand sujet de conversation, sur un mode ironique, avant que le croque-mitaine tueur ne fasse retour à partir de ce quartier pourtant nettoyé et dont la population a changé. Le monstrueux personnage du Candyman réveille moins dans les consciences un hypothétique « bon vieux temps » de la vie dans les housing projects que le souvenir crépusculaire et vengeur des nombreuses victimes de bavures policières racistes qui s’y sont déroulées.

Jean-Maurice Rocher

(1Le premier a été projeté en septembre 2021 lors de la 4e édition du Festival allers-retours de cinéma d’auteur chinois à Paris, le second est essentiellement sorti en salles à Hongkong.

(2Bulard Martine, « Colère à Hongkong, poudrière géopolitique », Le Monde diplomatique, septembre 2019.

(3Au contraire, par exemple, des derniers films d’Ann Hui qui, après avoir longtemps réalisé de subtils mélodrames évoquant les problèmes sociaux de Hongkong, s’est récemment tournée de façon opportuniste vers le marché du mainland, abandonnant au passage les problèmes sociaux actuels des Hongkongais pour tourner de grandes fresques historiques boursouflées.

(4Sortie en salles en France le 23 juin 2021.

(5Sur le sujet, mais portant sur un quartier différent, on pourra voir le documentaire In Jackson Heights de Frederick Wiseman.

(6Sortie en salles le 15 septembre 2021.

(7Sortie en salles le 29 septembre 2021.

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