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Sahel : stop ou encore ?

Encore un chef djihadiste « neutralisé » ou « éliminé » au Sahel : la ministre française des armées ne cesse de « saluer » ces victoires successives — félicitant ses soldats « ainsi que tous ceux qui y ont contribué en matière de renseignement », pour ces « succès majeurs qui nous rendent forts et fiers ». Mais jusqu’où, et jusqu’à quand, alors que le président Macron, de son côté, vient de rappeler "qu’avec les terroristes, on ne discute pas. On combat" ?

par Philippe Leymarie, 20 novembre 2020
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cc0 Olivier Bory, 2011.

Même si l’armée française se défend de pratiquer une « chasse aux scalps », Mme Florence Parly confirme qu’à défaut de pouvoir annihiler les groupes rebelles armés dans ces parages aussi étendus que l’Europe entière — et où l’ex-puissance coloniale n’est tout de même plus tout à fait chez elle… — Paris continue, libération d’otages et négociations politiques ou pas, de viser au moins les dirigeants des deux grandes mouvances djihadistes du secteur : le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM, ou JNIM en arabe), nébuleuse liée à Al-Qaida, dont Iyad Ag Ghali est le principal chef, après la disparition de Abdelmalek Droukdel en juin dernier ; et l’État islamique au grand Sahara (EIGS), affilié à Daech, sous la houlette de Abou Walid Sahraoui.

Lire aussi Anne-Cécile Robert, « Au Mali, coup d’État dans un pays sans État », Le Monde diplomatique, octobre 2020.

Depuis la libération début octobre des otages au Mali (1) en échange de l’élargissement de deux cents prisonniers maliens — dont plusieurs dizaines de djihadistes accueillis en grande pompe dans leurs sanctuaires —, quatre opérations dites « de haut niveau » ont été menées par la force française Barkhane.

La principale, fin octobre — baptisée « Bourrasque », dans la zone « des trois frontières » — « a démontré la qualité et l’efficacité de notre partenariat de combat avec les pays sahéliens », a fait valoir la ministre. Durant plusieurs semaines, près de 3 000 soldats ont été déployés, dont 1 100 militaires nigériens et 300 militaires maliens, au sein d’unités mixtes. Cette « Bourrasque » aurait permis de mettre hors de combat des « dizaines de terroristes ».

Longue haleine

L’opération du 10 novembre, « n’était pas une action d’opportunité », comme cela peut aussi arriver, mais « préparée de longue date dans le but de viser des cadres du GSIM », à l’issue d’ une« manœuvre de renseignement de longue haleine », a assuré le porte-parole de l’état-major, le colonel Frédéric Barbry. Tué avec son escorte après avoir riposté à l’attaque française, Ibah Ag Moussa, un des principaux lieutenants de Iyad Ag Ghali, le leader touareg du GSIM, a été présenté comme le chef militaire de l’organisation, responsable de l’instruction et du recrutement des combattants. Cet ancien colonel déserteur de l’armée malienne avait mené ces dernières années une série d’attaques contre les forces armées maliennes et les forces internationales à Menaka, Aguelhok, Tessalit, et Kidal, dans le nord du pays.

Témoin de ce rythme soutenu, la dernière opération que le ministère des armées a cherché à mettre en valeur s’est déroulée le 12 novembre, à l’est de Mopti au Mali, mettant en œuvre l’escadrille de Mirage 2000 basés à Niamey, quatre hélicoptères d’attaque Tigre, des Caïman de transports de commandos, avec là encore la « neutralisation de plusieurs dizaines de GAT [groupes armés terroristes, dans le langage militaire]  », des armes et une vingtaine de motos saisies ou détruites, etc.

« Indicateur de performance »

La plupart des actions revendiquées par Paris sont menées notamment par des forces dites « spéciales » : des unités régulières, mais sur-armées et sur-entraînées, agissant dans la discrétion et souvent dans l’urgence, avec l’appui des moyens héliportés de transport ou d’attaque, des drones d’observation (capables éventuellement de frappes), ainsi que des chasseurs aériens stationnés à Niamey (Niger) et N’Djamena (Tchad).

Les bilans de ces opérations sont difficiles à établir, et même à évaluer, faute d’informations fiables : il était question début novembre de« plusieurs dizaines » de « neutralisés » ; désormais l’état-major évoque, à demi-mots, la mise hors d’état de nuire d’une centaine de combattants ennemis ces dernières semaines, tout en reconnaissant que « ce n’est pas un indicateur de performance pertinent », comme s’était déjà défendu le général François Lecointre, chef d’état-major des armées. Mais quid du nombre des morts, des blessés, des prisonniers remis aux autorités maliennes, des pertes civiles ? Le flou règne sur ce plan depuis presque sept ans. On sait en revanche qu’une cinquantaine de militaires français ont trouvé la mort dans ces parages, et que plusieurs centaines y ont été blessés (2)

Toujours est-il qu’il y a eu une nette accélération des combats — et des succès revendiqués — d’abord à la suite du sommet du G5 Sahel de Pau, au début de l’année, avec l’engagement des États concernés à faire plus, et la décision de Paris de les appuyer sur le terrain par l’envoi en février 2020 d’un renfort significatif. De nouveaux engagements ont ensuite été pris au sommet de Nouakchot, en juillet. Enfin, ces toutes dernières semaines, comme si la consigne avait été passée qu’il « fallait des résultats » — en dépit (ou à cause ?) de l’instauration d’un nouveau pouvoir depuis août dernier à Bamako.

Ce dernier semble vouloir engager des négociations politiques avec le mouvement de Iyad Ag Ghali, le GSIM, grand vainqueur de l’opération récente de libération des otages. Dans un entretien à Jeune Afrique], publié le 20 novembre, le président français se montre trés réservé à l’égard de ces négociations, si elles doivent inclure des groupes combattant actuellement les soldats tricolores. Mais selon lui, Barkhane « doit se recentrer vraiment sur nos ennemis, l’EIGS et les groupes strictement terroristes », en référence à l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS) qui s’inscrit dans la nébuleuse de l’EI, et que Paris et ses alliés du G5 Sahel avaient déjà désigné comme cible principale au sommet de Pau.

Centre de gravité

Parallèlement, la France pousse à la « sahélisation » des opérations (comme on disait en d’autres temps « afghanisation » ou « vietnamisation ») :

 « Les forces armées du G5-Sahel poursuivent leur montée en puissance », ne cesse de soutenir Paris, qui veut systématiser le « partenariat de combat », malgré des difficultés de tous ordres, notamment le faible taux de relève des unités partenaires.
 Paris a incité également à une relance rapide de l’EUTM, l’opération européenne de formation des forces armées maliennes, interrompue pour cause de Covid, car elles sont « au centre de gravité des problèmes de la région » : leur reconstruction est un impératif.
 Paris cherche par ailleurs à « muscler » la petite force spéciale européenne baptisée Tabuka, composée pour le moment d’une petite centaine de commandos français et estoniens, mais en voie d’élargissement.

Cette triple conjonction, si elle se confirme, permettrait à la France de rapatrier prochainement les 600 soldats envoyés en renfort au début de cette année pour établir un rapport de forces plus favorable : le contingent de Barkhane, opérant dans les cinq pays du G5 Sahel, en liaison avec les armées locales et la force de paix des Nations unies au Mali ( Minusma), serait ainsi ramené à son effectif de 2019 (4 500 hommes).

En partenariat

La question de l’avenir de cette intervention française au Sahel commence à préoccuper les politiques : la ministre des armées, Françoise Parly, vient d’y effectuer son nième séjour ; une délégation de la commission de la défense de l’Assemblée nationale, conduite par sa présidente Mme Françoise Dumas, s’y est rendue également du 6 au 9 novembre, à la rencontre des forces françaises, ainsi que des forces partenaires locales et européennes, et des autorités civiles.

Elle a visité notamment le poste de commandement de la Force conjointe du G5 Sahel, qui réunit des militaires des forces armées du Niger, du Mali, du Burkina Faso, du Tchad et de Mauritanie travaillant avec la force Barkhane, la Minusma et la mission européenne de formation (EUTM). Pour Françoise Dumas, l’opération Bourrasque, « conduite en partenariat, a montré que nous sommes engagés dans la bonne voie, et que la sahélisation constitue bien l’avenir de la lutte contre le terrorisme au Sahel ».

Une mission d’information sur l’opération Barkhane au Sahel doit remettre au début de l’année prochaine un rapport qui devrait faire valoir également que l’action militaire seule« ne suffira pas pour permettre à nos partenaires d’endiguer définitivement la menace terroriste ». Et insistera sans doute sur le rétablissement de la situation sécuritaire, de l’accès aux denrées de premières nécessités et aux commerces, et aux services de l’État — police, justice, santé, instruction — avec l’appui notamment, au Mali, des casques bleus et policiers de la Minusma.

Prix du sang

Lire aussi Marc Endeweld, « Emmanuel Macron et l’“État profond” », Le Monde diplomatique, septembre 2020.

Le débat, pour l’instant encore feutré, sur l’avenir de la présence militaire française au Sahel porte sur les conditions d’un allègement du dispositif, et de sa finalité. Thomas Gassilloud, membre de la majorité parlementaire entendu comme d’autres ces derniers jours par l’association des journalistes de défense (AJD) — reconnaît que « la situation n’évolue pas dans le bons sens », en dépit des succès tactiques récents. Pas question de ne rien faire ; pas question non plus de partir ; mais bien de « rester autrement », dans le cadre d’une « stratégie de transition », sur un format moins lourd, plus souple, type « Sabre » (les commandos des forces spéciales). Il reprend le propos du général François Lecointre, chef d’état-major des armées (pour qui « on peut tout faire, mais pas tout à la fois »), et se dit partisan de prioriser — en matière de coopération militaire — les pays qui améliorent leur gouvernance, dans un cadre voulu plus « contractuel ».

La question de « l’européanisation » aussi fait débat. De mini-détachements européens sont engagés auprès de l’armée française : britannique et danois, pour le transport par hélicoptères, ou allemand et espagnol pour le transport aérien tactique ; et quelques dizaines de soldats des forces spéciales estoniennes, et bientôt tchèques et suédoises, au sein de la force Takuba. Mais il en faudra plus pour accompagner la montée en puissance de la force conjointe du G5 Sahel, et permettre à la France de se dégager au moins partiellement.

Pour obtenir ces engagements alliés, il faut moins d’arrogance, et plus de prise en considération des autres armées européennes, plaide un autre parlementaire de la majorité ; et « être capable de faire confiance sur le terrain » — ce qui n’est pas évident pour des troupes d’Europe du Centre ou du Nord, qui n’ont aucune expérience de l’Afrique, et qui opèreront en coordination ou sous commandement français, mais sous la responsabilité juridique de leurs gouvernements respectifs. M. Jean-Jacques Ferrara (LR-Corse du Sud), met la barre très haut : « Il est temps que nos partenaires européens acceptent de partager le prix du sang », c’est à dire s’impliquent dans les combats éventuels, plutôt que de s’en tenir par exemple à des soutiens logistiques ou sanitaires.

Une grosse com’

Lire aussi Olivier Zajec, « Joe Biden et l’ordre international qui vient », Le Monde diplomatique, novembre 2020.

Côté socialiste, Hélène Conway-Mouret, vice-présidente du Sénat, estime également qu’il est légitime d’associer les Européens à cette opération Barkhane, car « la menace n’est pas seulement pour nous ». Et qu’il serait utile de rapatrier une partie des soldats en France, « où on en a besoin ». Elle regrette surtout, comme d’autres, qu’on ait« tout misé sur le militaire », alors qu’on a « besoin d’un État qui reprenne la main, qui revienne sur le terrain, dans les écoles, etc ».

Quant au député Bastien Lachaud, membre du groupe La France insoumise, il se demande si la multiplication récente des opérations n’est pas surtout « une grosse com’ ». Comme lui, beaucoup s’interrogent sur l’utilité actuelle des opérations militaires internationales, au moment où le nouveau pouvoir malien négocie avec les groupes djihadistes et libère une partie de ceux que les armées étrangères appelées sur place ont combattu : « On se retrouve coincés… Repartir, c’est l’objectif, mais comment dans le climat actuel ? », demande Lachaud, pour qui surtout « on transforme en djihadistes des jeunes pauvres, misérables, sans autres débouchés ».

Même si, comme le susurre le blog Le mamouth, le rapport de la mission d’information a sans doute été « écrit à l’avance », en raison même de sa composition politique, on s’attend à des annonces dans les prochains mois :

 le pouvoir malien, qui en est encore en phase d’organisation, édictera sans doute de nouvelles règles politiques, y compris dans les relations avec les forces étrangères ;
 les accords de paix signés en 2015 sous les auspices de l’Algérie n’ayant jamais été appliqués, et devant sans doute être renégociés, on peut s’attendre à un retour de ce pays sur la scène diplomatique régionale ;
 le soutien militaire américain, notamment à Barkhane en matière de renseignement et de ravitaillement en vol, est également en question : l’ex-président Donald Trump comptait y mettre fin, au titre d’un recentrage à la mode « America first » ; son successeur y réfléchira peut-être à deux fois. Mais peut-être pas.

Philippe Leymarie

(1Deux Européens, dont la française Sophie Petronin, et Soumaïla Cissé, chef de l’ancienne opposition malienne.

(2Sur sept ans, les effectifs français au Sahel ont varié de 1 500 à 5 100 hommes. Par le jeu des relèves, tous les quatre mois, sur une base moyenne de 3 000 hommes, ce sont 84 000 soldats au total qui se sont succédé au sein des opérations Serval et Barkhane, mais en fait une cinquantaine de milliers d’hommes, compte tenu des séjours multiples.

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