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Sciences Po par soi-même

par Alain Garrigou, 6 avril 2021
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Émile Friant. — « Autoportrait », dit « Un étudiant », 1885.

Depuis sa création en 1872, Sciences Po, comme on appela rapidement l’École libre des sciences politiques (ELSP), était dirigée selon les règles discrètes de la bourgeoisie. À commencer par la nomination de son directeur, choisi en toute confidence. Et pour longtemps. Jacques Chapsal, secrétaire général de l’ancienne ELSP en 1939, devint le directeur de l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris (toujours plus connu sous le nom de Sciences Po) de 1947 à 1979. Le régime des tractations feutrées disparut quand les circonstances mirent fin au mécanisme de cooptation qui avait présidé aux nominations. Et pour cause : parrainé par son prédécesseur Alain Lancelot, le directeur réformiste Richard Descoings mourut brutalement dans un hôtel de New York, en préambule à un torrent de révélations sur sa vie dissolue. Il fallut une longue procédure pour lui trouver un successeur. Les premiers candidats, pourtant qualifiés, furent recalés lors d’un premier tour d’examen des candidatures. À défaut de connaître la volonté du précédent directeur, il fallut chercher un candidat à même de dégager une majorité au conseil d’administration de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), alors chargée statutairement de procéder à cette nomination avant une réforme de 1976.

Lire aussi Donald Trump, « L’“élite” et les “pitoyables” », « Tous populistes ! », Manière de voir n˚164, avril-mai 2019.

Curieuse instance que la FNSP, fort discrète depuis sa création, en 1945, pour préserver symboliquement le prestige des fondateurs, héritiers des « auteurs de libéralités » qui avaient financé la vieille école privée. Devant le pouvoir exercé en réalité par le directeur de Sciences Po, les fondateurs se contentaient d’entériner ses orientations. Un cénacle géré par les bonnes manières. En 2013, il fallut de subtiles manœuvres de cour pour dénicher un directeur, lui aussi conseiller d’État mais en situation de parachutage. Frédéric Mion fut intronisé par les héritiers des fondateurs qui, quoique minoritaires, font bloc dans ces circonstances. L’un des responsables de cette élection, Olivier Duhamel, déclencha un nouveau petit séisme de succession en démissionnant de la présidence de la FNSP acquise entretemps. À nouveau la lutte de succession est ouverte. En deux temps : la nomination du président de la FNSP puis celle du directeur de l’IEP. Nouvelle improvisation, nouvelle tension. Le président issu statutairement du collège des fondateurs, Louis Schweitzer, un ancien grand patron, mène les tractations. Soutenue par l’Association française de science politique (AFSP) ainsi que par l’American Political Science Association (APSA), l’ancienne directrice de recherches Nonna Mayer a paru représenter le pôle universitaire de Sciences Po, assez crédible pour être la première… recalée après une campagne de rumeurs orchestrées selon un complexe scénario d’intrigues. La voie est-elle libre pour son concurrent Pascal Perrineau, nanti d’une certaine image médiatique ? À moins qu’à nouveau, un troisième larron sorte de la manche du président. Pour la plupart des Français qui n’ont pas eu la chance de « faire Sciences Po », ces choix bizarres et une telle agitation, relayés amplement par les médias, restent incompréhensibles. Quelle est donc cette institution qui focalise à ce point l’attention, à commencer par celle des plus hautes sphères si l’on en croit la presse ? Répondre à cette question n’est pas tâche aisée.

Si Sciences Po est connue de tous, il est plus compliqué de la définir. Un étudiant peu informé ne sera sûr que d’une chose : il s’agit d’un institut d’excellence — peut-être ira-t-il même jusqu’à parler de « grande école ». Si l’on se fie au site internet de l’IEP de Paris, donc à la présentation de l’institut par lui-même, on y lit que Sciences Po est une université. Mais alors, qu’est-ce que Sciences Po ?

Lire aussi Alain Garrigou, « Petits secrets entre amis à Sciences Po », Le Monde diplomatique, mars 2021.

Sur la page « Qui sommes-nous ? » du site, la réponse est plus précise : « Une université en sciences sociales de rang mondial ». Avec un parfum d’autocélébration typique des business schools, on apprend encore que c’est une « université de recherche internationale, sélective, ouverte sur le monde ». Sciences Po n’est pas une institution très humble. Les compliments pourraient mener à la contradiction quand on met en valeur la sélection rigoureuse mais qu’on assure en même temps, page suivante, que c’est « une université ouverte à tous ». Précision vite opérée : il faut comprendre que Sciences Po est « ouverte à tous » parce qu’elle accueille des étudiants de milieux défavorisés et même des réfugiés. L’école cherche depuis longemps à mettre en valeur la diversité de ses recrutements. Jamais avec suffisamment de crédibilité, faut-il croire, pour qu’en 2001 encore, les critiques sur la reproduction sociale ne motivent une nouvelle réforme. À l’instar de Shell ou de McDonald’s, l’IEP de Paris a donc opéré un « washing » non pas « vert » mais social avec ses « Conventions éducation prioritaire » (CEP), pour permettre aux élèves les plus talentueux issus de milieux très populaires d’intégrer l’école, comme s’il s’agissait du rêve de tous les bons élèves. Ce programme a donc permis depuis sa création l’admission de 2 091 élèves au collège universitaire — un niveau de formation où 1 960 étudiants ont été admis en 2019… Sciences Po ne dévoile cependant pas le pourcentage d’étudiants admis cette année par la CEP.

L'utilisation du langage managérial tranche un peu avec l'affichage scientifique

En poursuivant la navigation sur le site, un autre élément retient l’attention, l’usage des anglicismes. « Summer school » « Executive education » et « MOOCS » rendent évidente la comparaison, voire la confusion, avec les écoles de commerce. L’utilisation du langage managérial tranche un peu avec l’affichage scientifique des premières pages. Autre détail illustrant le rapprochement avec les écoles de commerce : Sciences Po ne propose pas de licence, mais un « Bachelor ». Si l’influence américaine sur les écoles de commerce est parfaitement compréhensible, les libéraux ayant adopté la langue du libéralisme, on ne saisit pas immédiatement l’utilité pour l’école se voulant formatrice des élites françaises d’avoir recours à ce langage, le niveau C1 d’anglais étant nécessaire à la validation du M2. En 2020, l’école a proposé une liste de lectures estivales. Sciences Po a fait appel à un algorithme et à la participation des étudiants de sa communauté anglophone pour la constituer. Résultat : une multitude d’ouvrages antiracistes américains non traduits à ce jour. Obsession d’être à la mode, ou plutôt devrait-on dire « fashion ». Alors que l’école s’était longtemps démarquée des universités, la nouvelle revendication procède de facto d’une internationalisation, pour ne pas dire d’une américanisation, quand les classements mondiaux ont été forgés sur le modèle des pays où les universités d’élites n’ont pas à souffrir les prétentions de grandes écoles. Se référant au modèle américain de l’Ivy League, elle en a adopté les critères dominants. Sans renoncer à ses prérogatives.

Dans sa stratégie d’hybridation entre université et grande école, Sciences Po propose enfin de nombreuses formations. On s’y perd facilement tant l’offre est abondante, avec notamment des masters en un an, au nombre de cinq avec cette perspective : « Boostez votre carrière » ; et d’autres, plus classiques au nombre de vingt. On y retrouve alors mélangés des masters de recherche, de droit, d’urbanisme, de marketing, d’affaires internationales (bilingue), de journalisme et enfin d’affaires publiques (la fameuse « prép’ ENA »). Parmi les intitulés, le master New Luxury et Art de vivre, ou encore Innovation et transformation numérique laissent dubitatif. Mais c’est peut-être par étroitesse d’esprit. Sciences Po a quelque part réussi son objectif, former à tout ou presque. Bien conscient de l’enjeu de la professionnalisation — finalement n’est-ce pas la seule chose qui compte ? — Sciences Po donne des chiffres sur ses diplômés : 89 % d’entre eux trouvent du travail en moins de six mois. Une perspective plus que séduisante dans un monde obsédé par le chômage. On ne précise pas si cette réussite est due à l’excellence intellectuelle, au prestige de l’école ou au carnet d’adresses. Un peu de tout sans doute. Encore plus fort, non seulement le diplômé aura un travail, mais il gagnera bien sa vie, les nouveaux diplômés commençant leur carrière avec un salaire moyen de 39 000 euros. Pour les aider, Sciences Po propose également de les accompagner pour créer leurs entreprises, leur offre des « learning expeditions » pour visiter les haut-lieux de l’innovation technologique : Silicon Valley et MIT (Massachusetts Institute of Technology). La nouvelle école libre de Sciences Po a-t-elle pour ambition future de délivrer encore de nouveaux diplômes ? Quand elle a voulu former des avocats, elle s’est heurtée au veto des facultés de droit. Tout n’est peut-être pas possible.

Si on se fie à cette présentation de soi, il est difficile de comprendre pourquoi Sciences Po est en temps de succession le centre d’autant d’attentions. Est-il possible que cette autoprésentation ne dise pas tout ? En tout cas, pas l’essentiel.

Alain Garrigou

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