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Servitude et culpabilité

par Max Dorra, 4 mars 2025
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Victor Müller . — « Ausgestreckter rechter Arm eines männlichen Aktes » (Bras droit tendu d’un nu masculin), avant 1871.

Une phrase de Primo Levi m’a longtemps paru surprenante. Elle concerne les SS, notamment ses anciens gardiens : « Sauf exceptions, ce n’étaient pas des monstres, ils avaient notre visage, mais ils avaient été mal éduqués. (1) »

J’ai commencé à comprendre cette phrase quand j’ai lu le livre où Sebastian Haffner évoque sa jeunesse, au temps de l’Allemagne nazie. Il raconte ainsi que, lors d’une réunion de SA (Sturmabteilung), après avoir entendu Hitler tonitruer à la radio, tous ses camarades avaient levé le bras. Il avait fait de même en pensant : « Cela ne compte pas, ce n’est pas moi… Et, animé de ce sentiment, je levai le bras moi aussi. ». « C’était un jeu et je jouais ce rôle. » « On dit que les Allemands sont asservis… Ils sont quelque chose de pire, pour quoi il n’existe pas de mot (2) ». Le piège que le psychanalyste Didier Anzieu nommera « l’illusion groupale » (3).

Lire aussi Nicolas Patin, « Ils ont parié sur Hitler », Le Monde diplomatique, septembre 2024.

Quel rapport avec la « mauvaise éducation » qu’évoquait Primo Levi ? Hasardons ici une hypothèse. « On refoule l’enfant comme on respire », disait le psychanalyste Nicolas Abraham. Le bras qui, dans le cas de Haffner par exemple, s’était levé, aurait-il été un bras oublié, celui d’un revenant, son bras d’enfant ? L’enfant ancien qui, pris dans le récit de ses parents, devait obéir pour continuer d’être aimé ? Haffner était, affectivement, incarcéré dans l’histoire que se racontait le groupe auquel il appartenait. Piégé sans le savoir dans un très ancien récit, prisonnier d’un rôle.

Là est le tour d’illusion qu’il est essentiel de démonter pour être capable de le déjouer. Car ce rôle était en réalité, émotionnellement, nourri par un montage, dans l’acception cinématographique du terme, reliant des épisodes jusque-là oubliés. Un montage réducteur de notre propre passé. Comme si, face au regard de l’autre, la mémoire de chacun pouvait être l’objet d’agencements trompeurs affectifs, inconscients. La fabrication d’un « moi », un faux self, aurait dit Winnicott.

— Je vais être franc. Je ne vois pas trop l’intérêt de l’hypothèse que vous proposez. En quoi, notamment, aurait-elle pu aider à mieux comprendre, pour réussir enfin à le transformer, le monde où avait vécu Sebastian Haffner ? Et maintenant, ce monde insupportablement injuste de dominants et d’exploités, ce monde où nous essayons tous, plus ou moins péniblement, de vivre ?

— Eh bien, ce « monde » que vous évoquez, celui où un être humain meurt de faim toutes les quatre secondes (4), c’est en effet le monde cruel du conflit social et de la violence. Pourquoi, malgré bien des tentatives, n’a-t-on pas encore réussi à le transformer réellement ?

Faudrait-il imaginer, pour y parvenir enfin, des groupes où l’on ne chercherait plus à être applaudi, mais à être écouté ? Des partis où l’on pourrait oser être seul à ne pas lever le bras ? Cela, parce que l’on aurait démasqué et rassuré un ancien enfant, l’enfant oublié en chacun de nous. Docile parce qu’il avait peur d’être rejeté ou taxé de folie. Classé. Ne vous parait-il pas indispensable, politiquement, de commencer par remédier à cela, à cette pulsion d’obéissance méconnue ? Il n’y a pas de « servitude volontaire ». Il y a une culpabilité, jusque-là inconsciente, qui resurgit et nous manipule.

Démasquer et rassurer l’enfant invisible en chacun de nous serait alors un moment clé lors de toute démarche collective. Le moment où, délivré de toutes les narrations, pourrait être tentée une recherche n’écartant plus l’importance de l’affectivité. Le « pathos » dit-on parfois avec mépris. Cette affectivité qui seule permet de réellement comprendre. Au-delà des cloisonnements universitaires traditionnels. Sociologie et psychologie par exemple, tel Pierre Bourdieu, analysant la honte qu’il avait ressentie en revivant ses origines sociales, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France (5).

Un connaître-comprendre : le chemin du troisième genre de connaissance que proposait Spinoza, l’excommunié, l’outsider de la philosophie (6). Une dimension jusque-là impensée. La conjonction indispensable, si singulière, de la rationalité et de l’affect, qui seule ouvrirait à la fois un chemin vers soi-même et une réelle attention à l’autre. Bref, une complicité d’évasion hors de tous les récits, tous les montages qui transforment les groupes en sectes. Hors de tous les rôles que les médias et les réseaux sociaux se chargent d’entretenir en jouant sur la peur de la différence, de l’étranger, et surtout, bien sûr, en inventant des boucs émissaires.

Être « radical », c’est prendre les choses à la racine, c’est-à-dire à l’enfance, à ses peurs. C’est cela que pourrait être une réelle radicalité. La lutte des classes est le moteur de l’Histoire, certes, mais l’angoisse des individus est le carburant de ce moteur.

— On ne peut pas tout rapporter à l’enfance et à l’angoisse, voyons…

— Bien sûr. Mais on aurait tort d’en oublier la place, invisible, au fil même des combats politiques les plus rudes. D’où — je reviens à l’étonnante phrase de Primo Levi — l’importance, décisive, de l’éducation.

Lire aussi Laurence De Cock, « Les pédagogies alternatives sauveront-elles l’école ? », Le Monde diplomatique, septembre 2023.

« L’éducation est l’arme la plus puissante que l’on puisse trouver pour changer le monde », disait Nelson Mandela. Dans un livre récemment paru, Mélanie Fabre rappelle le rôle joué par certaines enseignantes pionnière dès la naissance de l’école publique, à la fin du XIXe siècle (7). Elle cite une phrase de Pauline Kergomard : « L’endroit désigné pour faire la démocratie, c’est l’école. » Une forme de réponse aux clichés pédagogiques autoritaires, insensés, déniant notamment les inégalités sociales les plus évidentes ne serait-ce qu’à travers le langage même dont, en fonction de leur origine sociale, les enfants disposent (8). Ces enfants que l’on ose répartir dans des classes surchargées, face à des enseignants sous-payés. L’intelligence artificielle fait ce qu’elle peut mais elle est, à cet égard, dangereusement limitée. Il serait ainsi indispensable de reconnaître enfin, à sa juste place, la fonction des enseignants. L’importance de leur formation. C’est l’objet d’un texte clé de Laurence De Cock qui fait le tour de cette question.

Ce que des enseignants peuvent en effet transmettre, ou plutôt laisser les enfants découvrir c’est, notamment, les dangers de l’illusion groupale. Et, à l’inverse, la possibilité, pour chacun, d’un élan, à la fois personnel et partageable. Un regard qui écoute : une façon, parfois surprenante, de libérer de toute évaluation l’autre en face de soi. C’est alors que, devenus adultes, ils pourraient oser inventer dans des groupes qui ne risqueraient plus de devenir des sectes. Tenter de retrouver un sens réellement libérateur. Pour mieux combattre, ensemble, une idéologie asservissante, celle du « libéralisme » économique, ses dénis, ses déguisements, sa violence. Ses passions tristes. Et réussir, enfin, à changer la vie.

Une aube.

Max Dorra

Écrivain et professeur de médecine.

(1Primo Levi, Les naufragés et les rescapés. Gallimard, Paris, 1989.

(2Sebastian Haffner, Histoire d’un Allemand, Actes Sud, Arles, 2003.

(3Didier Anzieu, Le Groupe et l’Inconscient. L’imaginaire groupal, Dunod, Malakoff, 2022.

(5Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’Agir, Paris, 2004.

(6Pierre Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La cinquième partie. Les voies de la libération, P.U.F., Paris, 1997.

(7Mélanie Fabre, Hussardes noires : des enseignantes à l’avant-garde des luttes. De l’affaire Dreyfus à la Grande Guerre, Agone, Marseille, 2023.

(8Martine Court, Sociologie des enfants, La Découverte.

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