En kiosques : avril 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

Sociologie de l’écriture inclusiviste

par Alain Garrigou, 18 juin 2021
JPEG - 186.1 ko
Ilia Répine. — « Les Cosaques zaporogues écrivant une lettre au sultan de Turquie », seconde version, entre 1889 et 1896.

Ce texte est la version longue d’un article demandé (mais non publié) par la revue Travail, Genre et Société pour participer à une « controverse » sur l’écriture inclusive en partie suscitée par un précédent billet où je m’inquiétais du renforcement de l’exclusion sociale par l’écriture inclusive.

Constat d’incompétence genrée ? Étant du genre masculin, je mesure probablement mal la sensibilité de nombreuses femmes à ces formules toutes faites où, en parlant des hommes, on parle des femmes aussi, où, quand on s’adresse à tous, il faut comprendre tous et toutes, etc. Cela n’empêche pas de s’intéresser à la condition féminine comme à la condition des riches sous le prétexte qu’on n’en est pas. Depuis la position scientifique d’autonomie, il m’apparaît d’abord que le genre neutre cache mal une domination langagière. Héritée de siècles ou de millénaires d’inégalités, la langue française n’est pas la seule. Si certaines femmes, voire la plupart, s’en moquent, il suffit d’un petit effort de réflexivité pour deviner que cela peut fortement en agacer d’autres, notamment dans le monde universitaire qui est assurément le foyer de revendications identitaires. À cet égard, l’écriture inclusive se présente comme un terrain concret des luttes pour abolir les inégalités. Si la domination masculine ne se justifie ni dans le travail, ni à l’école, ni nulle part, encore faut-il se demander comment rééquilibrer. S’y atteler dans la langue, en quelque sorte à la racine, semble évident si on considère que l’inégalité est perpétuée et donc produite par une langue genrée. Encore faut-il observer que cette revendication intervient non point au début mais au cours d’un mouvement de féminisation rapide de l’université. Depuis plusieurs décennies, le genre n’a pas pénalisé les femmes dans les concours de recrutement du supérieur. Il faut faire droit aux faits qui peuvent résonner comme des objections. Si cela n’interdit pas a priori tout changement, encore faut-il savoir qu’une langue héritée de siècles d’histoire s’avère difficile à changer. Sachant que nous entendons par « écriture inclusive » l’introduction du point médian et non l’adjonction du terme féminin au terme masculin. « Mesdames, Messieurs » en tête d’un message ou d’un discours ne relève pas de l’écriture inclusive mais seulement de la politesse. Favorable par principe à une entreprise égalitaire, encore faut-il s’inquiéter des moyens proposés, vérifier s’ils ne produisent pas des effets pervers et encore comprendre de quel point de vue parlent ses adeptes.

Lire aussi Jean-Pierre Terrail, « Faut-il avoir peur des neurosciences ? », « Les combats de l’école », Manière de voir n˚177, juin-juillet 2021.

Loin de s’imposer, la solution inclusiviste a suscité un débat auquel les linguistes ont été normalement invités. Leurs objections ont visé sa faisabilité, relevant les difficultés, les incohérences et autres inconvénients. Sans décourager les innovateurs qui en appelaient moins à une contre-démonstration qu’à l’optimisme sur les possibilités d’innovation. En laissant ce débat linguistique à ses spécialistes, à ses exemples d’usages du point médian, l’emploi des formules tou·te·s ou i·el·s et autres choses étrangères au commun des mortels, d’autres ont prolongé la critique sur le plan social en insistant sur les effets de la complexification du langage. Cela peut relever d’une simple réflexion du bon sens : les choix à faire sont forcément plus complexes qu’une règle univoque même si elle est stupide. L’argument serait faible s’il ne rejoignait une critique psycholinguistique et sociologique qui pointe l’accroissement de l’écart entre langue parlée et langue écrite, l’approfondissement du handicap scolaire enregistré dès l’enfance, le fiasco de l’école publique à le résoudre, le niveau de compétence linguistique faible observé jusque dans l’enseignement supérieur. Il y aurait donc deux axes de complexification : l’application des formules toutes faites de l’écriture inclusive et les questionnements à venir sur des extensions à d’autres mots ou expressions ou à de nouveaux territoires ou textes.

Si on se penche sur les agents sociaux — formule banale des sociologues qui semble rétive à l’écriture inclusive et même au féminin — qui sont des universitaires et généralement des spécialistes de sciences sociales, il est étonnant de rencontrer d’élémentaires points aveugles. L’attention aux sous-produits voire aux effets contre-intuitifs est une marque de la posture sociologique qui veille à s’affranchir du sens commun et des attentes préconstituées du volontarisme. Il est difficile d’accepter qu’un changement souhaitable puisse pénaliser les jeunes déjà désavantagés socialement, culturellement et scolairement. Le déni est très humain chez les scientifiques qui ne se distinguent pas du reste des humains. On pourrait néanmoins attendre plus de vigilance de la part de ceux qui vantent cette « vertu épistémologique » comme principe de méthode. La cause inclusiviste s’est étendue au-delà des universités à des municipalités sous l’influence de militantes récemment diplômées et élues de partis. Elles ont ainsi introduit l’écriture inclusive dans la rédaction des documents administratifs. Est-il nécessaire d’observer qu’elles se heurtent aux même objections que l’école non sans risquer de susciter l’ironie sur l’opacité du langage bureaucratique ?

Imposer au langage écrit, et parlé s’il faut lire à haute voix, de nouvelles règles, de nouvelles incertitudes, n’a évidemment rien de tabou. Encore faut-il mesurer voire anticiper les difficultés. On pourrait imaginer de nouvelles règles qui facilitent et simplifient. Ici, c’est exactement le contraire puisque l’écriture inclusive dans ses recettes, ses conventions, revient à remplacer, à ajouter à offrir des alternatives. Par définition, cela signifie complexifier. Est-ce de la suffisance de classe que de dire que certains s’en tireront mieux que d’autres, qu’en l’occurrence, il n’est pas difficile de prévoir que ce sont les agents sociaux les plus démunis, en l’occurrence les enfants de classes populaires, sans parler même des enfants issus de l’immigration, qui subiront le plus les mécanismes d’exclusion sociale ? Pour l’heure, on n’a entendu que des dénégations justifiées par un optimisme de principe sur les capacités insoupçonnées de tout le monde. À cet égard, la surprise est redoublée par le constat de l’absence d’enquêtes empiriques. Si la réforme inclusive est possible, voire simple, il n’est rien de plus facile pour des sociologues que de le prouver dans les écoles. On ne saurait rêver situation plus idéale avec des enquêteurs compétents et motivés, organisés en réseaux pour concevoir et mener ces enquêtes. À ma connaissance, non seulement aucune n’a été menée préalablement à la revendication, ni après les critiques sur la contribution à l’accroissement des inégalités. Peut-être cela est-il en cours et on attend alors les résultats. On s’étonne cependant d’une absence préalable d’initiative de la part d’universitaires par ailleurs si familiers avec l’idée de conséquences inattendues de l’action, avec l’évaluation des politiques publiques et même avec l’impératif de réflexivité. L’oubli s’explique mieux si l’on considère que la cause est politique. Ce serait une posture parfaitement légitime si elle ne s’opposait par certains aspects à la posture scientifique.

Lire aussi Pierre Souchon, « Classes populaires, au piquet ! », « Les combats de l’école », Manière de voir n˚177, juin-juillet 2021.

La réflexivité, là encore célébrée à l’unanimité dans les cénacles scientifiques, ne sert pas seulement à l’auto-analyse parfois complaisante à laquelle elle a été ramenée dans un passé récent. Elle concerne aussi les visions du monde socialement constituées qui marquent des universitaires qui ne viennent pas et ne vivent pas dans un « no man’s land » social. À cet égard, l’absence de sensibilité sociale aux effets pervers de discrimination dément la compassion souvent exprimée par ailleurs pour les dominés. Elle procède d’un véritable combat sur soi-même quand elle s’applique à la chose politique tant les causes demandent si facilement à être crues sur paroles. La cécité est moins permise à ceux qui font profession d’objectiver les raisons des autres. Les « hommes ne font pas ce qu’ils disent et ne disent pas ce qu’ils font » écrivait Marx qui aurait dû écrire les « humains » puisque cette vérité n’est pas genrée et se trouve au fondement des sciences sociales. Il faut donc se demander par qui, dans quel contexte et quelle conjoncture est apparue et s’est développée l’écriture inclusive. Il faudrait ici faire une sociologie du recrutement des universités où elle est née, aux États-Unis puis dans les pays européens. Sans pouvoir l’étayer rigoureusement faute de sociographie quantifiée, il est patent que cette sociologie de l’inclusivisme est largement féminine et de classe moyenne intellectuelle à l’image de la sociologie des universitaires.

Ne faisons pas l’affront de suggérer que cela a échappé à ses promotrices. L’écriture inclusive est bien promue par des gens d’écriture. Elle intervient dans un double contexte de féminisation du recrutement universitaire mais aussi de son ralentissement. La féminisation est déjà largement avancée même si, en ce domaine comme en d’autres, ce serait trop lent ou pas assez. Quand les carrières sont fondées sur la compétition statutaire — le diplôme et plus encore le concours —, la lutte des genres s’impose d’autant plus qu’elle se déroule dans un univers en crise, l’université massifiée où, depuis des décennies, les carrières et les conditions de vie des universitaires se sont dégradées. La rareté des recrutements, le goulot d’étranglement des promotions professionnelles et la faiblesse des rémunérations s’inscrivent dans un processus de déclassement subjectif et paradoxal où les coûts s’élèvent et les bénéfices se réduisent. Investir autant d’énergie, de talent et d’envie pour se retrouver dans une carrière aussi dévalorisée par des décennies d’économies budgétaires face à la croissance des effectifs étudiants, participe d’un processus anomique où la position occupée ne correspond pas à la situation espérée. Cette tension suscite d’autres revendications résumées dans l’idée d’intersectionnalité, où la recherche de nouveaux objets scientifiques, selon les stratégies habituelles de distinction académique, se marie avec une posture de revendication professionnelle et politique.

Lire aussi Pierre Rimbert, « Intersectionnel lave plus blanc », Le Monde diplomatique, juin 2021.

Si les frustrations dans l’université ne sont pas réservées aux femmes, celles-ci ont bien une position particulière à faire valoir dans le mouvement de féminisation. Dans un contexte de lutte des places, la concurrence est accrue. Dans une profession longtemps réservée aux hommes, les candidates ne sauraient se satisfaire d’automatismes supposément correcteurs du marché de l’emploi. Elles sont conduites à orienter les règles du jeu par une redéfinition des termes de l’économie des recrutements avec la parité, de nouveaux enseignements, sur le genre d’abord mais aussi les groupes dominés, à mener des opérations de verrouillage des procédures de recrutement comme les coteries universitaires en ont toujours utilisées. Ainsi, un recrutement fléché « genre » se comprend souvent comme déjà réservé à une candidate. Au risque de s’exposer à une protestation si ce n’est pas le cas, comme récemment, de manière tout à fait exceptionnelle, dans une université du nord de Paris.

Enfin, la féminisation intervient dans un contexte fortement dégradé économiquement. Les universitaires français occupent une position très défavorable par rapport aux pays européens. Non seulement les nouveaux entrants sont très mal payés, 25 % au-dessus du salaire minimum, mais ils entrent tard dans la carrière. Cette paupérisation est d’autant plus difficile à vivre qu’elle succède à un statut précaire enchaînant les vacations et les petits boulots après la thèse et les tours de France de concours de recrutement. Elle l’est aussi parce que le recrutement a été d’autant désiré à la fois par le prestige encore attaché aux professions universitaires et à la longueur de l’investissement. La réalité de la condition matérielle et symbolique du métier produit alors de cruelles déceptions.

L’écriture inclusive relève d’une mobilisation comme il en apparaît irrégulièrement dans les sociétés démocratiques. En se prévalant toutefois de la science et des libertés universitaires, ce militantisme a engendré une opposition interne à l’université de nature épistémologique entre les partisans de l’écriture inclusive qui ont une vision politique de la science se réclamant souvent d’un constructivisme philosophique — il n’y aurait pas de science apolitique — et ceux qui, en invoquant les fondateurs des sciences sociales et plus récemment dans le sillage de Pierre Bourdieu, combattent pour l’autonomisation de la science. Un conflit qui va bien au-delà des querelles d’écriture.

Alain Garrigou

Partager cet article