«Les 12 000 casques bleus de la Minusma [Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation du Mali]… les 4 000 soldats français de Barkhane… l’armée nationale… il n’est pas possible qu’avec tout cela, il continue d’y avoir des forces qui perturbent le Mali ! », lançait le président sénégalais Macky Sall il y a quelques jours, à l’ouverture du 5e Forum de Dakar sur la paix et la sécurité, constatant un maintien, voire une aggravation de l’insécurité au Sahel ces derniers mois.
Lire aussi Rémi Carayol, « Mali, le maillon faible », Le Monde diplomatique, juillet 2018.
« Ca fait cinq ans qu’on maintient le couvercle », expliquait — en marge de cette réunion désormais traditionnelle de la « communauté de défense » ouest-africaine — le général Jean-François Ferlet, patron de la Direction du renseignement militaire (DRM). Il estime que le nombre d’incidents contre les soldats français ou leurs partenaires est plutôt stable au Mali, mais que l’insécurité déborde sur le Niger, et maintenant le Burkina Faso. La force conjointe du G5-Sahel, qui pourrait à terme remplacer le dispositif régional français de sécurité baptisé « Barkhane », reste pour l’heure fragile, équipée de manière inégale, et insuffisamment financée (1). Son QG à Sévaré, au centre du Mali, entièrement détruit lors d’une attaque rebelle le 29 juin dernier, a dû se replier à Bamako. L’union européenne a proposé de prendre en charge la construction d’un nouveau QG à Sévaré.
De leur côté, les unités de la Minusma, déployées sur tout le territoire, sont incapables de garantir leur propre sécurité, en raison d’un mandat limité et d’une composition disparate. Et les Forces de défense et de sécurité du Mali (FAMA) manquent encore de savoir-faire, en dépit de la formation dispensée depuis quatre ans dans le cadre de l’opération européenne EUTM-Mali.
Sable du désert
Un tableau militaire donc peu rassurant, sur fond d’une implication du grand voisin algérien réduite au minimum, et d’une trop timide application par les parties maliennes des accords conclus à Alger en 2015 (2), ce qui ajoute à la confusion politique régionale, et incite à valoriser l’autre pilier de l’action au chevet du Sahel : le développement socio-économique, présenté dans l’enceinte du Forum de Dakar comme un passage obligé, même s’il doit être coordonné avec les actions de maintien de la sécurité…
• « En tant que ministre des armées, je suis la première à admettre que, si elle reste seulement militaire, l’action est une goutte d’eau versée sur le sable du désert », soutient Mme Florence Parly.
• « Les zones défavorisées deviennent des déserts où ne pousse que la colère », renchérissait le président Macky Sall.
• « Le vide de l’État, surtout dans les zones frontières, est l’oxygène du terrorisme », rappelait un des nombreux « représentants spéciaux » d’institution ou organisation internationale au Sahel (3) ;
• Il n’est pas jusqu’à la sous-secrétaire générale aux opérations de maintien de la paix de l’ONU, Mme Bintou Keita, pour qui « une forte militarisation de la réponse ne suffit pas : quand on écoute la radio-télé, on a juste envie de toute arrêter ! » ;
• Ou l’ex-président burundais Pierre Buyoya, aujourd’hui Haut représentant de l’Union africaine pour le Mali et le Sahel, expliquant que « les armées ne peuvent pas tout », et qu’il faut aussi impliquer dans les actions au Sahel, au titre de la « société civile », les imams, les femmes, les communicateurs, les chercheurs, etc.
Virage stratégique
Une perspective qui est celle du temps long, des investissements lourds. C’est notamment le rôle d’Alliance Sahel, lancée sous impulsion franco-allemande en juillet 2017 (4), dans le but de mieux coordonner les divers partenaires, et d’agir plus vite, en ciblant les zones et populations les plus vulnérables, dans des secteurs excentrés, des confins frontaliers où l’État intervient peu. Cinq cents projets de développement ont été identifiés, dans le cadre d’un soutien financier annoncé de 7,5 milliards d’euros sur cinq ans.
L’Agence française du développement (AFD) apportera à elle seule 1,2 milliard d’ici 2022, soit une hausse de 40 % de son action en faveur du Sahel (5). Rémy Rioux, un de ses cadres, explique que « le virage stratégique » à propos de la combinaison entre sécurité et développement a été pris : il y a un travail étroit avec les diplomates et les militaires, en amont de la crise ; sur les sujets de résilience, quand la crise est survenue ; ou à propos des conditions d’une paix durable, durant la période de consolidation. Un protocole de partenariat a été conclu entre les pays sahéliens et les douze contributeurs de l’Alliance, et une grande conférence à Nouakchott doit définir les projets prioritaires. L’esprit, selon Rémy Rioux, est celui d’un « labo », avec la volonté de concentrer les interventions, d’accélérer les lancements de projets, tout en intégrant les enjeux de sécurité.
L’objectif est de ramener un minimum de confiance, de proposer des alternatives aux jeunes tentés par l’enrôlement dans des groupes clandestins, ou par l’argent facilement gagné dans des trafics. Les espaces frontaliers sont « propices aux actions terroristes aux trafics illicites, à la criminalité organisée, aux flux migratoires clandestins et aux trafics d’êtres humains », relevait un document préparatoire du forum de Dakar. Les groupes armés en ont souvent fait leurs fiefs de prédilection, comme au nord du Mali, du Niger, du Nigeria, et maintenant à l’est du Burkina.
Chiens de guerre
Un juriste africain qui a longtemps exercé dans le secteur des droits de l’homme auprès des Nations unies, évoque de son côté le « déséquilibre entre le bras armé et le bras juridique, les deux devant agir ensemble ». Il insiste sur l’importance de l’adhésion des populations, notamment dans ces zones frontalières où toute action, selon lui, est vouée à l’échec si elle ne tient pas compte des filiations, liens historiques, et coutumes de communautés qui ont été artificiellement morcelées de part et d’autre des frontières. Il demande de bien distinguer entre les catégories de migrants, et de faire attention à ce que « les militaires ne se transforment pas en chiens de guerre anti-immigration », sous prétexte de lutter contre des trafics.
« Moins de kaki, plus de robes de juges », préconise également François Grunewald, fondateur de l’ONG Urgence, Réhabilitation, Développement, qui s’étonne qu’on veuille régler les problèmes de corruption en renforçant les effectifs militaires, au lieu de fortifier d’abord la chaîne policière et pénale. Le chef d’état-major sénégalais, le général Cheikh Gueye, déplore que les programmes de réduction de la pauvreté soient « toujours insuffisants », augmentant les risques de chômage, radicalisation, criminalité, d’immigration irrégulière, et de développement des réflexes communautaires et identitaires — le tout combiné avec les tensions entre pasteurs et agriculteurs, la raréfaction des ressources de pêche ou d’élevage, et d’inquiétants changements climatiques…
Pour Marc Antoine Perouse de Montclos, qui a exploré les ressorts de la mobilisation djihadiste à l’est comme à l’ouest du continent africain (6), les réponses militaires au terrorisme djihadiste, sous la forme d’interventions occidentales directes ou de guerres par procuration, « font partie du problème et pas seulement de la solution ».
Selon ce chercheur, qui a suivi le trajet de Boko Haram au Nigeria et des Shebab en Somalie, les excès des forces de sécurité dans la répression précipitent souvent le recrutement de jeunes combattants dans les rangs des insurgés, et légitiment le djihadisme par opposition à des régimes autoritaires et à des « troupes d’occupation », s’il s’agit de soldats étrangers. Dans ce dernier cas, ils ont également pour effet négatif d’internationaliser les conflits. Analysant les conditions locales du surgissement de ces mouvements radicaux, ce politologue de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) conclut que « l’endoctrinement religieux n’est pas la cause première des violences commises aujourd’hui au nom de l’islam ».
À ce sujet, un spécialiste sénégalais recommande de prêter attention à l’espace cyber : « Plus besoin de mosquée, Internet suffit ! ». Il plaide pour un renforcement de la formation, une adaptation de l’éducation, la rationalisation des procédures d’enquête, et la production de contre-discours. Mais, puisqu’il ne s’agit pas, tout en prônant un rééquilibrage en faveur de la prévention et du traitement civil des crises, de diaboliser l’action militaire, il reste à déterminer, dans chaque cas, où placer le curseur, et quelle répartition opérer entre ces deux piliers de l’action en faveur d’un retour à la paix dans le Sahel.