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Sur « L’Espoir malgré tout » d’Émile Bravo

Soyons réalistes, demandons le possible

par Lucas de Geyter, 13 juin 2025
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© Émile Bravo / Dupuis

À peu près tout a été dit sur L’Espoir malgré tout, le Spirou en quatre volumes d’Émile Bravo, publié récemment par les éditions Dupuis en « intégrale », et initié par son Journal d’un Ingénu (2008), qui situait l’histoire en 1939. C’est beau, c’est émouvant, le suspense est insoutenable, c’est « à mettre entre toutes les mains » selon France Inter, d’ « un humanisme à fleur de peau » selon Le Nouvel Obs.

Ouais… Spirou par temps nazi, pris en main par un auteur dans la plus pure tradition franco-belge, avec un talent fou pour le dessin, la mise en scène, le dialogue, le scénario, le découpage - tout, quoi ! Évidemment, ça ne pouvait que plaire. À raison : c’est un chef-d’œuvre.

Technique.

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Une situation parfaite : Bruxelles, Janvier 40, tout le monde attend la guerre. C‘est à partir de ce moment que nous suivrons, et ce, tout au long de l’Occupation et jusqu’à l’armistice, les aventures de Spirou et Fantasio, confrontés à ce qui a caractérisé cette période : conflits armés, luttes entre les citoyens eux-mêmes, destructions, pauvreté extrême et rationnement, arrestations, rafles, antisémitisme, exode, etc. L’horreur dans toutes ses dimensions, à laquelle s’ajoute le spectre de « l’amoureuse » de Spirou, Kassandra, immigrée polonaise juive, principal personnage féminin de l’œuvre précédente (dont la lecture n’est pas obligatoire pour la compréhension mais vivement recommandée pour le côté fresque totale) et dont Spirou cherche la trace depuis qu’elle a quitté la Belgique. Des personnages principaux contrastés : Spirou, un adolescent, qui ne cherche que ce qui est juste, et Fantasio, un jeune adulte qu’on fait souvent passer pour un simple benêt fortement égoïste, mais qui, pour toute personne un peu franche, ne peut être vu que comme un con fini doublé d’un salopard arriviste de première. Mais il a ses moments. Enfin, pour compléter le tableau, le chœur : une myriade de personnages évoluant du curé pro-nazi qui s’en met plein les fouilles à Anselme, paysan cultivé et ancien de la Première, qui recueille résistants et parachutistes blessés et leur fournit vivres et équipement, en passant par le couple d’artistes-peintres juifs dont les analyses de la situation divergent (1). Enfants, adultes, gens de biens et de peu, tout le monde y passe. Et c’est la force de l’ œuvre : être capable de plonger le lecteur au milieu de gens ordinaires dans une situation qui ne l’est en rien.

On pourrait ici décider de faire comme à l’école : lister citations et situations pour illustrer le talent d’Émile Bravo, pour présenter le Père Philippe, prêtre humaniste et engagé (qui rachètera l’Église aux yeux des lecteurs), l’arrivée de nos héros, malgré eux, dans la Résistance, ou encore la bande d’enfants qui sera la chambre d’écho de l’ambiance politique et économique bruxelloise : bref, tout ce qui en fait une œuvre formidable d’humanité. Mais ce serait trop long. 349 pages pour être précis. Il serait beaucoup plus simple de se demander ce qu’il n’y a pas.

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© Émile Bravo / Dupuis

Étonnamment, exception faite du père d’un des petits, qu’on ne voit jamais mais qu’on sait emballé par les Boches, et de Kassandra qui n’est plus là, il n’y a aucun communiste déclaré. Des personnages de gauche, oui. Humanistes, oui. Anti-hitlériens, évidemment. Partageant même des théories marxistes, absolument. Une fois. Mais communistes, jamais ! Le Parti n’est pas de la partie et ses militants non plus. Même après 41. Et si, jusqu’au bout, on se demande pourquoi une des composantes essentielles de la Résistance est à ce point effacée, il suffit peut-être de simplement fermer le livre et de revenir à la couverture pour y relire son titre.

Un tour dans le Larousse. Espoir, définition : 1 - Fait d’espérer, d’attendre avec confiance la réalisation de quelque chose ; espérance. 2 - Sentiment qui porte à espérer. C’est, aussi, paraît-il, la seule chose qui nous sépare de l’animal : le refus du renoncement. L’animal accepte son destin ; l’homme se bat pour le contrer et le modifier dans un refus presque mystique de la résignation.

Au risque de passer pour un horrible réactionnaire spéciste, j’ai tendance à croire que ce qui nous différencie de l’animal, c’est plus largement la raison : la capacité que nous avons de créer des concepts et des théories, et donc des critères, éthiques, politiques, etc (qu’est-ce qui est juste, par exemple). En bref, la singularité de notre espèce, c’est sa capacité à imaginer ce qui pourrait être. L’imaginer, et parfois chercher à le créer. Il est probable que l’invention de « l’idéal » lui est liée… Retour au dictionnaire, le Robert, cette fois. Idéal, déf. : 1 — Ce que l’on se représente ou se propose comme type parfait ou modèle absolu (dans l’ordre pratique, esthétique ou intellectuel). 2 — Ce qui donnerait une parfaite satisfaction aux aspirations du cœur ou de l’esprit.

Dans cette BD, seule est mise en jeu l’aptitude à juger du bien et du mal. Ce qui meut les protagonistes, c’est une réaction à une situation qui ne leur convient pas. Ce n’est pas le désir de changer le monde pour le meilleur — juste survivre et éliminer le pire. Ainsi, pas besoin de héros flamboyant qui créerait le désir et pourrait, Dieu nous en garde, embrigader les foules et les faire rêver à d’autres lendemains : soyons modestes dans le combat car ce que nous faisons est juste « normal au sens naturel (…) pas au sens ordinaire ». Et ne nous trompons pas : il s’agit de battre l’ennemi, pas d’aller plus loin.

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© Émile Bravo / Dupuis

Dans une interview pour le Journal de Spirou, en 2018, à l’occasion de la pré-publication du premier tome, à la question « En quoi consiste la différence entre vivre la guerre en Belgique et en France », l’auteur, parisien enfant d’exilés espagnols, qui dira de son père, combattant pour la République, dans la cavalerie, « il n’était pas un héros, il était du bon côté, mais il aurait pu être de l’autre » nous gratifie de cette étonnante réponse : « Être Français, c’est correspondre à une sorte de mythe du patriote nourri par toute une éducation depuis le XIXe siècle ; c’est une attitude orgueilleuse qui essaie d’effacer toutes les petites et grandes lâchetés qui ont été commises à cette époque. Il n’y avait pas cette prétention en Belgique : bien sûr, il y a eu des faits de collaboration, il y a eu les flamingants, mais il y a eu aussi de très beaux gestes accomplis sans la moindre esbroufe. Par exemple, des résistants ont réussi à arrêter un convoi qui partait pour Auschwitz, ce qui n’est jamais arrivé en France. » On comprend mieux pourquoi la France n’est représentée que par un officier, cuistre arrogant, bouffon, méprisant et méprisable, et une frontière qui ne s’ouvre pas aux réfugiés belges. On comprend mieux le traitement « réaliste » d’une aventure épique — à rebrousse-poil de la majorité des œuvres de divertissement, spécialement jeunesse.

Point de panache, point de Zorro ; lutter comme on peut contre l’oppresseur pour qu’il arrête de nous opprimer, et prendre soin de son prochain. Modestement. Tout au long de L’Espoir malgré tout, plus qu’une simple histoire, c’est une conception de l’humanité qui est mise en valeur. Fondée avant tout sur un certain sentiment de la justice, de l’égalité entre tout ce qui vit, le bon sens, l’entraide et l’amour de son prochain. Rien de plus. Pas d’idéologie politique, pas de « meneur » — supposés synonymes de chaos potentiel. Et donc point d’idéal, point de désir de transformation : on risquerait de rentrer dans l’idée de révolution et non simplement de résistance (en minuscules).

On comprend mieux l’enthousiasme des médias.

Lucas de Geyter

(1Ce couple, c’est Felix Nussbaum et Felka Platek, des « personnages » réels qui ont fini dans les camps. La dernière œuvre connue de Nussbaum, Le Triomphe de la mort, clôt la Fresque d’Émile Bravo.

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