On ne l’aurait pas spontanément pensé, mais Béthune, à la fin de l’année 2020, c’était carrément fun. Certes, la fermeture de l’usine Bridgestone, 863 salariés, assombrissait un peu la perspective de passer de joyeuses fêtes dans le strict respect des consignes sanitaires, mais le maire (UDI) avait eu une idée étincelante, qui faisait briller l’esprit de Noël. La ville avait signé un partenariat avec la start-up Rocambole, sise à Avignon, avec pour tendre objectif de « reconnecter les 25 000 habitants de la ville à la culture à travers la lecture ». Franchement, c’est grand. Un peu paternaliste, peut-être, mais sympa : « Pendant toute la période du confinement et les jours de fêtes, les habitants auront accès gratuitement à toutes les séries de la plate-forme de Rocambole. Les Béthunois bénéficieront du contenu exclusif proposé par l’entreprise, à savoir plus de 70 séries originales ». Gratuit ! Pendant un temps donné, oui, mais gratuit, free, sans avoir besoin de justifier d’une carte de chômeur ! Les séries en question, « directement accessibles sur le téléphone portable », se déclinent en épisodes de cinq minutes, et sont « littéraires ». Autrement dit, et plus prosaïquement, c’est juste du texte. Mais ça a une autre allure, quand on appelle l’affaire « série littéraire », on croit tout de suite que c’est une adaptation de roman. Non, c’est… juste du texte. Écrit tout exprès pour un « cœur de cible 25-55 ans », plutôt féminin, selon les propos d’un des fondateurs. Rocambole aspire à devenir le « Netflix des séries littéraires ». Tous ceux qui étaient concernés par la fermeture de Bridgestone n’étaient pas forcément « le cœur de cible », mais ils n’ont pu qu’être touchés par cette attention du maire de « Béthune, smart city ». La culture, il n’y a pas mieux pour vous réenchanter le monde. Surtout quand elle est numérique.
Lire aussi Julien Brygo, « Travail, famille, Wi-Fi », Le Monde diplomatique, juin 2020.
C’est à l’évidence ce que pense le ministère. La France, merveille, aime les plates-formes de streaming, surtout Netflix, et, re-merveille, c’est réciproque. Car les plates-formes, au terme d’un accord sur la transposition de la directive européenne SMA (Services de médias audiovisuels) adoptée en 2018, vont devoir investir entre 20 % et 25 % de leur chiffre d’affaires réalisé en France dans la production d’œuvres : françaises, et européennes. Et c’est Netflix qui sera le plus gros contributeur : « entre 150 et 200 millions d’euros par an », selon la ministre, or jusqu’à présent, « c’était zéro ». Amazon Prime (autour de 15 millions d’euros) et Disney (autour de 10 millions) sont nettement plus modestes. Mais quand même : 200 millions d’euros, ce qui correspond à la moitié du budget consacré aujourd’hui par France Télévisions à la création. Champagne.
Évidemment, il y a des contreparties. On pourrait, si on voulait systématiquement faire preuve de mauvais esprit, se demander ce qu’il y a d’évident là-dedans. Somme toute, la plupart des taxes et apparentés ne se négocient pas. Quoi qu’il en soit, il y a donc d’aimables gestes de remerciement. En échange de leur investissement, les plates-formes obtiennent un délai raccourci pour diffuser les films après leur sortie au cinéma. Ce n’est pas tout à fait rien. Ce qu’on appelle la « chronologie des médias », la réglementation du temps à respecter entre la sortie en salle d’une œuvre et la possibilité de la retrouver en vidéo à la demande, sert à protéger les salles. Jusqu’alors, le délai était de trois ans. Désormais, si une plate-forme met 20 % de son chiffre d’affaires en France dans la production d’œuvres : françaises, et européennes, elle pourrait diffuser des films à partir du 12e mois, et pour 25 %, avant un an. C’est beau, c’est franc, c’est épatant. D’autant que l’obligation des plates-formes va porter pour 80 % dans l’audiovisuel et 20 % dans le cinéma. Et qu’elles pourront avoir accès aux fonds de soutien, genre « avance sur recettes ». Ah, l’affection mutuelle, quoi de plus touchant ?
Lire aussi Thibault Henneton, « Les recettes de Netflix », Le Monde diplomatique, février 2019.
D’ailleurs le CNC et la Cinémathèque, soutiens ardents du cinéma, raffolent de Netflix. Ils l’applaudissent de donner de l’argent pour la restauration de Napoléon, le film d’Abel Gance, au lieu de rappeler à ses devoirs le ministère de la culture. Les cinéastes raffolent de Netflix. Olivier Marshall, Jean-Pierre Jeunet, Dany Boon seront « en exclusivité » sur la plate-forme. La société fondée par Marin Karmiz, MK2, établit un partenariat (on n’en saura pas plus) qui met 50 films à sa disposition : Truffaut, Chaplin, Kieslowski, etc., ce qui donne à Netflix une impeccable légitimité « culturelle ». La Femis (1) aussi donne dans le partenariat, et accueille avec reconnaissance son appui financier pour la formation à temps plein sur onze mois de quatre jeunes réalisateurs autodidactes « issus de milieux modestes ». Il faut reconnaître que Netflix n’est pas le seul « généreux mécène » de l’école. La fondation Culture et diversité, créée par Marc Ladreit de Lacharrière et vouée à promouvoir l’égalité des chances, en fait partie, tout comme BNP-Paribas… La philanthropie est un embellisseur moral éprouvé.
Où les auteurs vont -ils donc aller chercher les moyens de tourner ? Suspense insoutenable
Les recettes des salles en parallèle se sont effondrées. Ce qui va rendre fluet le fonds de soutien du CNC, alimenté notamment par la taxe sur les billets d’entrée (146 millions d’euros en 2018), et qui attribue chaque année des aides à l’exploitation, la distribution et à la production. Où les auteurs vont-ils donc aller chercher les moyens de tourner ? Suspense insoutenable. Et qui seront les auteurs élus ? Réponse : voir la liste des films produits jusqu’à maintenant par la plate-forme.
Au 21 octobre 2020, Netflix comptait 195 millions d’abonnés dans le monde, accumulant plus de 28 millions de nouveaux abonnements payants de janvier à septembre. Il semblerait qu’il y ait 7 600 000 clients en France en mars 2020 (Netflix communique très peu sur le sujet), soit une augmentation de près d’un million par rapport aux chiffres de 2019. Et ce n’était que le début de l’épidémie.