Une première fois, lors des manifestations à Hongkong, où il a vécu jusqu’à ses 18 ans ; on y reprend paraît-il son mantra : be water, soyez comme l’eau, c’est-à-dire sans forme rigide prédéterminée, afin de déjouer la répression. Épouser la contrainte, comme l’eau coule dans un bol, mais la contrer aussi : quand on frappe l’eau, c’est toujours elle qui gagne.
À l’origine de cette maxime mondialement célèbre, il y a une épiphanie, racontée par Lee dans une dissertation de philosophie à l’université de Washington, alors qu’il vient d’arriver sur la côte ouest des États-Unis. Revenant sur son apprentissage du kung-fu auprès du grand maître Yip Man, lequel lui reproche alors sa « fureur », qui lui fait oublier le relâchement nécessaire à l’artiste martial, Bruce Lee se souvient : « Après des heures passées à méditer et m’entraîner, j’ai tout lâché pour aller naviguer seul sur une jonque. Sur la mer j’ai pensé à tout ce temps passé à l’entraînement : je m’en voulais tellement que j’ai frappé l’eau avec mon poing ! C’est alors — à ce moment précis — qu’une pensée m’a saisi : l’eau n’était-elle pas l’essence par excellence du kung-fu ? N’avait-elle pas illustré à l’instant son principe même ? Je l’avais frappée mais elle n’avait pas souffert. (…) Cette substance, la plus souple du monde, pouvant être contenue dans le plus petit des bocaux, semblait si faible. En réalité, elle pouvait pénétrer la substance la plus dure du monde. Voilà ! Je chercherais désormais à être comme l’eau (1). » Cette injonction, il la reprendra dans la série Longstreet (1971-1972), puis dans un entretien célèbre (lui-même repris dans des publicités pour BMW).
Mais Bruce Lee revient aussi dans l’actualité grâce au dernier film de Quentin Tarantino, Once Upon a Time… in Hollywood, qui le présente à l’époque où il était préparateur physique à Hollywood et acteur de série télé ; Tarantino en fait un personnage burlesque — ce qui a valu au réalisateur des critiques de la famille et des camarades de Lee (voir notamment celle de Kareem Abdul-Jabbar). Dans ce film, on peut voir Lee pontifier en marge du tournage du Frelon vert (1966-1967), une série américaine dans laquelle il tenait le second rôle mais qui a fait de lui une véritable star à Hongkong ; la série y prit même le nom de son personnage, Kato. On l’entend, devant un auditoire conquis, vanter la puissance de ses poings. Quand Lee soutient qu’il sortirait certainement vainqueur d’un combat contre Mohamed Ali, Cliff Booth, le personnage de cascadeur incarné par Brad Pitt, pouffe. Lee est contrarié, le ton monte. S’ensuit une passe d’armes — bien trop courte, hélas —, au cours de laquelle Booth semble d’abord prendre le dessus.
Arrogant, prêcheur, mégalomane ? Peut-être, ce qui permettrait de comprendre son obstination à vouloir intégrer Hollywood comme acteur, malgré le racisme ambiant, qui le cantonnait à des rôles subalternes, voire ridicules, vouant ce corps-artiste à demeurer éternellement l’entraîneur des stars (dont Sharon Tate). Quand le succès viendra quelques années plus tard, après un détour par Hongkong, on pourra y lire une revanche personnelle, et aussi bien une revanche sociale à portée universelle.
Lire aussi Daniel Paris-Clavel, « Kung-fu et lutte de classe », Le Monde diplomatique, décembre 2016.
Mais ce qui intéresse Tarantino quand il met en scène la passe d’armes évoquée à l’instant, c’est surtout la distinction entre combat réel et sport de combat (ici confondu avec l’art martial en général) : distinction qui est au cœur du problème de la violence et de ses représentations. À la fille de Lee qui lui reprochait de ridiculiser son père, Tarantino insistait sur ce point lors d’une conférence de presse à Moscou, le 8 août dernier : « Est-ce que Cliff mettrait une raclée à Bruce Lee ? Brad certainement pas, mais Cliff peut-être. C’est comme si vous me demandiez : qui gagnerait, entre Bruce Lee et Dracula ? (...) Le fait est que le personnage de Cliff est un ancien béret vert. Il a tué beaucoup de gens en combat rapproché pendant la seconde guerre mondiale. Ce que dit Lee dans cette séquence, c’est qu’il admire les guerriers (warriors), et que la boxe est le sport qui s’approche le plus du combat véritable. Cliff ne pratique pas de sport de combat. C’est un guerrier, un combattant. (…) Si Cliff affrontait Bruce dans un tournoi au Madison Square Garden, Bruce le tuerait . Mais s’ils se retrouvaient à combattre à mains nues dans une jungle des Philippines, c’est Cliff qui le tuerait. »
La distinction faite ici est d’autant plus intéressante qu’elle est au cœur de toute approche philosophique des arts martiaux. Face au personnage imaginé par Tarantino, Lee, qui a connu par ailleurs de vrais combats et de vraies blessures (et qui admirait Mohamed Ali, au point de s’inspirer de son jeu de jambes (2)), reste un simple sportif. Sa violence a quelque chose de très pensé, de très cadré, et reste relativement contenue. Bien que reconverti en cascadeur, Cliff demeure quant à lui un soldat d’élite, dressé pour tuer, rompu à la vision de la mort, des membres déchirés, de la merde et du sang. Certes, Lee connaît plein de styles de kung-fu, lequel vise le combat réel, où tous les coups sont permis, doigts dans les yeux, coups de pied dans les parties génitales. Mais il l’exerce dans un cadre fictif — la salle d’entraînement, le plateau de tournage —, tandis que Cliff peut revendiquer une expérience réelle. Du sport de combat au combat à mort, y a-t-il continuité dans la violence, ou faut-il les concevoir comme deux modalités différentes de la violence ? Et quelle place occupent alors les systèmes d’autodéfense dans ce schéma — auxquels appartiennent certains arts martiaux, contrairement aux sports de combat ?
Ces questions occultent cependant la dimension collective de la violence. Or c’est cette violence-là, arme politique, moteur de l’histoire, et pas toujours pour le pire, qui conserve son mystère. Celle dont parle le philosophe libertaire américain Peter Gelderloos dans un ouvrage récent, par opposition à la non-violence qui, selon lui, protège l’État. Celle que défendent certains cortèges de « gilets jaunes » en France : « Qui ne casse rien n’a rien » résumait un slogan tagué sur leur passage. En plus convenu, ça donne : qui ne perturbe rien n’a rien. Les petites concessions arrachées au gouvernement français en témoignent. Quand le pouvoir n’est pas contraint, où plutôt qu’il obéit seulement à la contrainte qu’il s’est donnée à lui-même, il est libre. Persévère-t-il de la même manière quand ses lieux ne sont pas menacés ?
Ce qui nous ramène à Hongkong, au mouvement actuel de contestation contre l’interventionnisme chinois et pour l’instauration du suffrage universel. Pour certains manifestants, be water signifie avancer et battre en retraite, zigzaguer entre les barrages de la police, se montrer inventifs pour éviter la surveillance (lasers contre technologies de reconnaissance faciale) ou les voltigeurs de la police (en tirant du film alimentaire entre deux poteaux pour piéger les motards). Une créativité qui leur vaut des félicitations de la presse occidentale. « Que les manifestations sont magnifiques quand elles se déroulent sous d’autres cieux ! ironise Martine Bulard dans Le Monde diplomatique de septembre. Les porteurs de pancartes, surtout s’ils sont chinois ou russes, sont alors démocrates, pacifistes et responsables. Aux antipodes des hordes de “gilets jaunes” violents, obtus, voire fascistes. »
Lire aussi Martine Bulard, « Colère à Hongkong, poudrière géopolitique », Le Monde diplomatique, septembre 2019.
Si la contestation actuelle des Hongkongais est en partie dirigée contre les Chinois du continent, quand Lee quitte Hongkong pour les États-Unis en 1959, il quitte une colonie britannique, pas une « colonie » chinoise en Chine. L’Amérique à qui il va enseigner le kung-fu — sacrilège pour les Chinois déjà installés là-bas, qui vont tenter de l’en empêcher — va constamment le renvoyer à sa condition d’Asiatique, mais il nourrit à l’époque des rancunes plus anciennes, plus tenaces : contre le colonisateur britannique (depuis la seconde guerre de l’opium, 1856-1860), mais aussi contre l’occupant japonais dès avant la seconde guerre mondiale. Une scène célèbre de La fureur de vaincre (1972) en garde la trace, qui voit Lee pulvériser un panneau « Interdit aux chiens et aux Chinois » à l’entrée d’un jardin public de Shanghai. Chinois, il va le rester à Hollywood. Mais aussi y triompher, post-mortem, comme la première star non-blanche, dans la toute première co-production de l’histoire entre Hongkong et Hollywood.
« L’accumulation des souffrances muettes, le battement volcanique de son pouls, ses gestes inédits, son cri enfin, sa plastique ou l’invention d’un style de combat — Jeet Kune Do — qui fond plusieurs techniques en une seule et refuse la séparation, plus qu’un discours rendu inutile, qualifient avant tout Bruce Lee en tant qu’être politique, résume le critique de cinéma Bernard Benoliel, dans l’essai qu’il consacre au film, sorti en 1973, quelques jours après la mort de Lee, officiellement d’un œdème cérébral ; l’avènement de sa présence en appelle sur le champ à une révolution contre un certain ordre du monde, celui qui veut, selon une distribution jugée immuable, que certains aient droit au cadre et d’autres non. Bruce Lee est (un principe, une pulsion) révolutionnaire, un exemple d’insurrection — en contradiction avec son désir d’intégration et même en révolte contre lui. »
Alors : Bruce Lee était-il de gauche ? On a vu qu’on pouvait faire une lecture de gauche de sa vie et de son œuvre. À lire ses quelques écrits théoriques, difficile cependant d’en faire un théoricien des luttes (3). Dans ses textes n’apparaît jamais le terme « capitalisme », rarement le mot « société », ou « social ». Très souvent en revanche, l’idée de croire en soi et de travailler dur, d’être fidèle à soi-même — un discours très compatible avec le discours néolibéral. Ne lui en demandons pas trop. L’homme n’est pas l’œuvre. Le personnage qu’il joue, l’histoire qu’il raconte, et le contexte de sortie de ses films sont ce qui compte : or il y a là un élan libérateur. Ou pour le dire dans les termes de Benoliel : « Ce qui se joue vraiment ne se trouve pas à l’image, mais se voit dans l’image. » (4)
Du reste, son adage « be water » (5) appelle au moins deux significations qui entrent en contradiction. « Être comme l’eau » peut très bien se lire comme une injonction à s’adapter aux structures. Être comme l’eau, c’est se couler dans n’importe quel contenant, n’importe quelle tasse, mais aussi n’importe quelle institution, n’importe quelle nasse. Ce qui convient parfaitement à l’individu moderne, évoluant dans cette société liquide théorisée par Zygmunt Bauman, noyé par la société de consommation, dans l’infini des marchandises et des styles disponibles. Être comme l’eau c’est être individuellement capable de faire face à toutes les situations, même les plus humiliantes, pour faire son trou, coûte que coûte. C’est un esprit très start-up nation. Très héroïque, paraît-il.
Mais « être comme l’eau » c’est aussi faire preuve d’une résistance souple, épousant la force de l’adversaire pour mieux la retourner contre lui. C’est en ce sens que la maxime est convoquée ces temps-ci à Hongkong, et c’est probablement le sens que lui donnait Lee. Les invitations à être « fort comme la glace, couler comme l’eau, se rassembler comme la rosée et se disperser comme le brouillard » font d’agréables préceptes pour des manifestants qui n’ont que leur corps — « l’arme du pauvre », comme Lee avait coutume de dire — à opposer aux forces de l’ordre.
Post-scriptum
Si l’on cherche malgré tout une philosophie politique qui emprunte au kung-fu, conçu comme un art (martial ou non) supérieurement exercé, un art de la synthèse, dont on pourrait dériver des leçons pour l’action collective, on se tournera donc plutôt vers le sinologue et philosophe Jean-François Billeter (voir notamment les passages sur le ts’i dans Notes sur Tchouang-Tseu et la philosophie et ses Esquisses, deux ouvrages parus chez Allia en 2010 et 2016).