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Théâtre des émotions

par Evelyne Pieiller, 10 décembre 2018
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Le théâtre est communément associé, surtout par ceux qui le font, à la démocratie. Banalité renvoyant implicitement à sa naissance en Attique, concomittante ou peu s’en faut du surgissement du gouvernement du peuple par le peuple (femmes, esclaves et métèques (1) exceptés). Mais il s’agit aussi d’évoquer ainsi le peuple rassemblé pour écouter des propos sur lesquels chacun est conduit à se faire une opinion. Libre jeu de l’esprit critique, etc. Aujourd’hui, le théâtre est communément associé, surtout par ceux qui le font, à la défense des grands principes. Ainsi, le Théâtre de la Ville (Paris) a pour projet, à l’occasion de la saison 2018-2019 « placée sous le signe de l’engagement », d’aborder les temps nouveaux « avec tout sauf le repli sur soi et le rejet de l’autre qui enflent de manière alarmante ici et là en Europe. » Car le théâtre doit être « un lieu d’égalité » (2). C’est sympathique, même si on ne peut pas dire que c’est franchement inattendu.

Lire aussi Kumi Naidoo, « Pas de liberté politique sans égalité sociale », Le Monde diplomatique, décembre 2018.

Quand, le 8 décembre, un certain nombre de lieux de spectacles (ainsi que des musées etc) doivent annuler leurs représentations, dont le Théâtre de la Ville, l’ouverture à l’autre se fait plus réservée. Son directeur s’inquiète, sur les chaînes de radio nationales, des effets de la démocratie, qui mènent à fermer les théâtres, haut lieu de la démocratie. Bon. Sur le site du Théâtre de la Ville, il est sobrement annoncé « En raison des rassemblements de manifestants prévus, nous sommes au regret de ne pas pouvoir vous accueillir ce samedi 8 ». La langue est un peu bizarre, la contrariété sans doute… Héraut du « Rire de Résistance », le Théâtre du Rond-Point, également concerné, tourne un peu différemment son annonce : « En raison des événements sur les Champs-Élysées, l’accès au théâtre sera bloqué par les forces de l’ordre samedi 8 décembre. Toutes les représentations sont donc annulées. » Événements ? Rassemblements de manifestants ? Cachez ces gilets jaunes que je ne saurais voir… Il est vrai que quand on regarde le compte Facebook du Syndeac, syndicat national des entreprises artistiques et culturelles, on n’est pas frappé par l’intérêt déployé : aucune mention. Ça aurait pourtant été assez « démocratique » d’inviter des « gilets jaunes » dans un théâtre pour parler culture, par exemple et pourquoi pas (c’est quand même un des grands thèmes de ce milieu, la « démocratisation culturelle »), ou même art, ou même conditions de travail des artistes… On va suivre le conseil de Lénine — il faut rêver : oui, rêvons un peu : il n’est pas impossible que quelque part, cette démarche ait lieu.

Mais pour le moment, du côté des artistes et des intellectuels, le soutien est fluet (3). Dans Le Parisien, 175 personnalités, comme on dit, dont Cyril Hanouna, Stéphane Bern, Dominique Besnehard, Maïtena Biraben, Michel Boujenah ou Bernard-Henri Lévy, expriment leur déception. « La Fraternité, c’est bien celle que voulait exprimer une majorité de “gilets jaunes” et que ce mouvement aurait pu, aurait dû incarner. Mais il n’y a pas de fraternité quand on tolère, ou pire, quand on encourage la destruction de biens publics, le pillage de biens privés, l’agression physique contre les forces de l’ordre ». Et les signataires concluent : « Le moment est venu de parler, de s’écouter, de se comprendre. Le moment est venu de retrouver le sens des mots et en même temps celui de nos responsabilités à tous et à chacun d’entre nous ». Texte remarquable de condescendance et de vacuité. Pourquoi « fraternité », d’ailleurs, et pas « égalité » ? Celui d’Anne Hidalgo, maire de Paris, adressé aux « gilets jaunes » le 7 décembre, est également amusant :  « La violence est contraire aux valeurs de notre République. Samedi, prenez soin de Paris » (4).

Et on éteint la Tour Eiffel. Geste fort.

Peur du populisme-populo, bien sûr. Sur fond de rejet de la question sociale, autre que sa forme compassionnelle — ils sont rares aussi, les artistes et personnalités, à soutenir les grèves… On peut supposer en revanche que viendra le temps des colloques, grands rendez-vous et spectacles immersifs où il sera traité :

 du devoir d’insurrection, affirmée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 ? « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »

 De la différence entre insurrection et émeute : rappelons que selon le Larousse, « insurrection » désigne l’action de se soulever contre le pouvoir établi pour le renverser, et l’exemple donné est celui de février 1848 — qui aboutit à une révolution, brève sans doute et tragique, mais c’est peut-être une autre histoire. Quant à l’émeute, c’est un « soulèvement populaire, mouvement, agitation, explosion de violence ».

 De la différence entre ces deux types de mouvement social que sont la grève et l’émeute.

 Du « potentiel politique de l’émeute », comme le fait Joshua Clover, dans un livre nous arrivant à point nommé, intitulé L’Émeute prime. La Nouvelle Ère des soulèvements (5), qui cherche à décrypter « le potentiel politique de l’émeute ».

 Des raisons de la diminution des grèves en France, et on pourra citer Alain Badiou (Le Réveil de l’histoire, Fayard), selon lequel ce serait lié au fait que « l’idée révolutionnaire de la période précédente est entrée en déshérence » — restera à savoir pourquoi.

 Des liens entre émotion et émeute, terme qui vient d’une forme vieillie du participe passé d’émouvoir.

Evelyne Pieiller

(1Le métèque est un étranger qui a choisi de se fixer en Attique, et jouit de certains droits – mais pas celui de voter.

(2Site du Théâtre de la Ville.

(3Mais lire le beau texte de l’écrivain Laurent Binet, Regards.fr, 5 décembre 2018.

(4Voir aussi la carte des lieux de pouvoir gagnés par la contestation (La valise diplomatique, 5 décembre 2018).

(5De Joshua Clover, éditions Entremonde, 2018, 216 pages, 19 euros.

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