Livre après livre, Horacio Castellanos Moya, qui enseigne aujourd’hui aux États-Unis, après avoir connu l’exil au Mexique, en Espagne…, construit son univers romanesque aux personnages récurrents, façonnés par la puissance mortifère de la guerre civile (1979-1992) du Salvador, son pays d’origine (1). Mais pour la première fois dans leur vie de papier, deux de ses héros franchissent le Rio Grande et leur géniteur expose la vie de ses créatures aux aléas d’une existence quotidienne aux États-Unis. On retrouve donc dans la petite ville universitaire de Merlow City, non loin de Chicago, José Zeledón, protagoniste de la première partie de l’histoire, puis Erasmo Aragón Mira dans la seconde, avant un épilogue en forme de violente épiphanie. José (ce n’est pas son vrai nom, il s’avance masqué), aidé par des compatriotes déjà installés, accepte de petits boulots précaires, qu’il empile les uns sur les autres : conducteur de bus scolaire, contrôleur des échanges des résidents de l’université en langue castillane afin de vérifier leur bienséance et leur respect des principes moraux du pays d’accueil, surtout en matière de sexualité, et enfin, préposé à la surveillance nocturne des écrans de caméras placées aux abords des lieux publics afin de signaler immédiatement à la police locale les individus suspects… De toute cette activité professionnelle monotone et en violent contraste avec sa vie antérieure, José s’acquitte sans jamais relâcher l’attention : ses réflexes d’ancien guérillero le font évoluer constamment avec un pistolet fixé à sa cheville. Il assure à merveille le caractère totalement clandestin de la liaison qu’il entretient, mène secrètement une quasi enquête policière sur une autre jeune femme qui l’intéresse, et ressasse des épisodes violents de sa vie antérieure de révolutionnaire.
Erasmo Aragón partage avec lui un âge, la cinquantaine, une paranoïa, constante, et un propos à la première personne ; mais autant la narration chez José est descriptive et sèche, autant celle d’Erasmo ressort d’un monologue intérieur où, perpétuellement aux aguets, précis dans ses actes les plus prosaïques, il enroule son discours autour d’une défiance absolue à l’encontre de tout ce qui n’est pas lui, rendant encore plus aigüe sa conscience de l’hostilité permanente du monde entier à son égard. Professeur associé, ses dons d’enquêteur font merveille dans la recherche sur le mystère de la mort d’un grand poète salvadorien, Roque Dalton (2), dans les archives déclassifiées de la CIA. Obsédé par le sexe, sa conquête de bar, ici aussi clandestine, n’a pour effet que d’accroître sa maladive méfiance envers tout et tous.
On n’en dira pas d’avantage de l’évolution de l’intrigue jusqu’au final, proche d’une enquête policière, aussi mystérieuse et inaboutie que celle, par exemple, portant sur la mort du président John Fitzgerald Kennedy. Elle permet aux destinées des deux personnages de se croiser fugacement, José en appui d’une opération clandestine liée au narcotrafic, Erasmo en victime collatérale du système judiciaire américain. Elle ajoute aussi aux lignes de force des romans de Castellanos Moya une dimension nouvelle qu’on pourrait se plaire à qualifier de nord-américaine : à la mort et au sexe, gouverneurs habituels des destinées de ses héros, se superpose désormais le rouleau compresseur de la surveillance généralisée, d’un big brother traquant urbi et orbi les comportements potentiellement délictueux. Proche de la farce, souvent jubilatoire, ce roman noir est hautement recommandable pour sa puissance de frappe décapante et grinçante.