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Lettre de Donetsk

« Tout le monde a peur de prendre la moindre responsabilité »

Alors que la guerre fait rage en Ukraine, la responsable de l’édition en russe du « Monde diplomatique » a pu se rendre sur le terrain à Donetsk, dans la république séparatiste du Donbass. Elle nous livre son témoignage.

par Olesya Orlenko, 1er mars 2022
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spoilt.exile, « Надежда / Hope », juin 2020.

Je suis arrivée à Donetsk le 20 février dans l’idée de décrire la tragédie que vit la population civile du Donbass mais aussi d’apporter un contrepoint à l’hystérie médiatique.

Lire aussi Hélène Richard & Anne-Cécile Robert, « Le conflit ukrainien entre sanctions et guerre », Le Monde diplomatique, mars 2022.

J’habite dans un appartement que j’ai loué pour quelques jours. Il n’y a plus d’eau chaude dans la ville. On nous dit que les canalisations ont été en partie détruites. Il faut donc faire longtemps la queue aux réservoirs. Donetsk est plutôt calme : peu de gens sortent dans les rues, beaucoup d’habitants ont été évacués. On croise souvent des hommes mobilisés qui partent au front par petits groupes. Partout on peut voir des affiches comme « Le Donbass est russe », « On a gagné en 1943, on va gagner maintenant » avec des slogans de l’époque de la Grande guerre patriotique. Dans les rues et sur les marchés, la « milice du peuple » capture les hommes qui ont atteint l’âge de la conscription. Ils ont même arrêté notre voiture pour l’inspecter. Nous avons profité d’un moment d’inattention pour nous enfuir. Beaucoup de femmes ne laissent plus leurs maris et leur fils sortir. Dans la nuit, notre chauffeur a été mobilisé malgré son état de santé et le fait qu’il ne possède pas la « nationalité » de la « République populaire de Donetsk » (DNR). Il vient de nous appeler pour nous dire qu’on l’avait finalement laissé partir. La fille de ma collègue nous raconte que son ancien chef a été obligé d’aller au front malgré son diabète.

La situation est vraiment très difficile. C’est assez pesant psychologiquement d’être ici. D’un côté, tout va vite. De l’autre, personne ne sait exactement ce qu’il se passe. Beaucoup d’informations circulent, surtout sur Telegram, sans qu’on sache qui les diffuse vraiment (chaînes privées, organisations officieuses, journalistes, volontaires…). On voit aussi énormément de fausses nouvelles. C’est pour cela que je vais vous raconter seulement ce que j’ai vu personnellement. C’est aussi la seule chose qui me permettra de mettre mes pensées un peu en ordre et d’essayer d’échapper à cette ambiance déstabilisante.

Je n’ai jamais eu d’illusions quant au pouvoir local. Mais, dès l’arrivée, j’ai constaté comment fonctionne le régime du « commandement à bras ». Par exemple, pour entrer dans la DNR depuis la Russie, il faut avoir une accréditation de presse. Nous avons obtenu une lettre nous accordant cette accréditation mais nous demandant d’aller chercher les papiers à Donetsk. Cependant, à la frontière, les militaires nous ont dit que la lettre n’était pas valable. Notre interlocuteur initial a refusé d’envoyer les photos pour les accréditations parce que son supérieur n’était pas là. Après de multiples appels téléphoniques en haut lieu nous avons finalement pu passer. Mais cet exemple n’est pas unique. Pour parler avec un médecin à Donetsk, il faut appeler le ministère de la santé. Le médecin-chef nous explique que tout ce qu’il peut dire c’est que « tout marche bien » et qu’ils « ne manquent de rien ». Si un médecin ordinaire accepte de répondre à nos questions, le médecin en chef se place derrière le journaliste et fait des signes à l’interviewé.

Des gens blessés, des maisons détruites, des cratères d’explosions avec des fragments de bombes…

Nous sommes allés dans les zones autour de Donetsk qui ont été bombardées. Nous y avons rencontré un professeur des écoles. Pour parler avec nous, il a dû demander l’autorisation à son directeur, qui a lui-même téléphoné au ministère, qui a finalement refusé. L’enseignant a finalement accepté de nous parler mais pas dans l’école et en requérant l’anonymat. Nous avons également rencontré le chef du Parti communiste du Donbass (le seul parti politique qui existe en DNR). Il a beaucoup critiqué ces pratiques : « Il est impossible de construire un État quand tout le monde a peur de prendre la moindre responsabilité », s’est-il exclamé. Le plus souvent, on discute avec des civils — les autres ne sont pas très causants. Nous avons tout de même réussi à obtenir les témoignages de quelques militaires (et même celui d’un sniper français).

Nous sommes aussi allés à Yasinovataya, sur la ligne de front. Notre but était d’enregistrer les témoignages des victimes de crimes de guerre qui vivent au Donbass. Avant la reconnaissance de la DNR par la Russie le 21 février et l’intervention de l’armée russe, les gens vivaient avec un profond sentiment d’abandon de la part de la « communauté internationale ». Des plaintes de la part des différentes parties civiles ont été déposées devant l’ONU, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour pénale internationale. Certaines de ces organisations ont reconnu que les plaintes entraient dans leur champ de compétences et étaient argumentées. Mais elles ont aussi souligné que la procédure impose aux victimes de tenter d’abord d’obtenir justice dans leur pays, c’est-à-dire en Ukraine… En même temps, les tirs se sont intensifiés sur la ligne de front. On a vu des gens blessés, des maisons détruites, des cratères d’explosions avec des fragments de bombes dans les jardins des maisons.

Lire aussi Loïc Ramirez, « Le Donbass apprend à vivre sans Kiev », Le Monde diplomatique, mai 2017.

Nous avons demandé aux gens que nous avons rencontrés leur avis sur la décision du président russe Vladimir Poutine de reconnaître la DNR. Tous nous ont répondu qu’ils en attendaient des changements positifs. Quand on leur demande de donner des exemples concrets, ils affirment que le commerce va se développer et qu’il y aura une ambassade de Russie. Ce sera plus simple d’obtenir le passeport russe alors qu’aujourd’hui il faut aller à Rostof. Or le passeport russe est nécessaire notamment pour obtenir une pension de retraite.

Nous nous sommes rendus sur les lieux des combats et dans les zones de Donetsk récemment touchées par des tirs de lance-roquettes Grad. À Gorlovka et à Zaïtsevo, nous avons été obligés de nous cacher. Nous avons vu des morts et la centrale hydraulique endommagée. Ce dimanche, nous étions à Debaltsevo, où les échanges de tirs étaient très nourris l’avant-veille. Là, nous étions tout près des salves de Grad. Ensuite, nous avons l’intention de nous enfoncer encore plus profondément dans les territoires où se déroulent les combats près de Volnovakha.

Je préfère ne pas écrire certaines choses ici. Je préfère ne pas partager mes émotions. Mais une chose est sûre, nous allons vivre une période très difficile.

Olesya Orlenko

Responsable de l’édition russe du « Monde diplomatique », qui publie chaque mois, depuis Moscou, quelques articles traduits de l’édition française.

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