American Factory, documentaire de Steven Bognar et Julia Reichert, filme l’évolution d’une usine de l’entreprise chinoise Fuyao Glass qui s’est implantée en 2014 aux États-Unis, dans l’Ohio, dans les locaux d’une ancienne usine de General Motors (GM) ayant fermé ses portes en 2008. Contrairement à plusieurs films récents se déroulant en milieu ouvrier, les réalisateurs font donc le choix, face à la déliquescence de l’industrie locale, de se tourner vers un nouvel avatar de la mondialisation plutôt que vers une tentative de reprise en main collective de la force de travail par les ouvriers eux-mêmes. Pourquoi pas.
La construction du récit est classique : après le conte de fée, l’entreprise chinoise salvatrice qui recrée de l’emploi dans l’Ohio sinistré par la crise, le cauchemar commence pour certains ouvriers, et pour les dirigeants dans la foulée. Le fait que cette formule usée s’applique généralement au cinéma de fiction figure bien que, lorsqu’elle est appliquée au genre du documentaire, elle vise également à élaborer une fiction pour ses spectateurs. Cette manière de raconter entre en contradiction avec la « mise en scène » qui, filmant tout uniment (de l’ouvrière-syndicaliste racontant son licenciement, au patron de l’entreprise pris d’un spleen soudain au bord de la piscine dans sa villa), fait mine de présenter un point de vue objectif et impartial. Reste alors à déterminer quelle est la fiction véhiculée par ce film produit par Higher Ground, la nouvelle société de production des époux Obama qui, altruistes, ne s’intéressent apparemment pas qu’au « storytelling » de leurs propres exploits personnels (1).
L’arrivée inespérée de l'entreprise chinoise sur le territoire états-unien escamote immédiatement toute investigation sur la fermeture de l'usine précédente
Dans un premier mouvement, l’arrivée inespérée de l’entreprise chinoise sur le territoire états-unien, apparemment unanimement saluée et appréciée, escamote immédiatement toute investigation sur la fermeture de l’usine précédente, celle de GM. Nous sommes ici plus proche de l’héritage de Méliès que de celui des frères Lumière… Dès le départ, les spectateurs sont informés que les salaires des employés, dans ce nouveau havre de travail heureux, seront réduits à peau de chagrin par rapport à ceux qu’ils touchaient dans leur précédent emploi, et que le syndicalisme n’y sera pas le bienvenu. Il faut toujours glisser quelques éléments qui annoncent la chute prochaine dans la phase ascendante du scénario, mais pas question d’approfondir dans l’immédiat, nulle ombre au tableau ne doit encore entacher cette nouvelle page radieuse de la mondialisation écrite à la fin de l’ère Obama. Après tout, il est de bonne guerre que les employés au chômage s’estiment déjà heureux de retrouver du travail ! Qu’ils soient ou non d’accord avec cette idée, qu’ils soient ou non dupes, là n’est pas le problème, il suffit de ne pas leur donner la parole ou de couper celle-ci au montage. Il sera plus opportun d’évoquer le rapprochement interculturel entre ouvriers. Non pour lutter ensemble pour de meilleures conditions de travail, mais pour manger une dinde et tirer quelques balles sur une cible dans le jardin.
Lire aussi Alain Bihr, « Pourquoi le capitalisme n’est-il pas né en Chine ? », Le Monde diplomatique, novembre 2019.
C’est alors que peut arriver le retournement de situation, lorsque tout le monde (et plus particulièrement le spectateur, à qui l’on a vendu un bon vieux rêve dans la première partie du film) se rend compte que les conditions de travail de cette entreprise ne sont pas vraiment idéales et que, comme ailleurs, le chiffre et la rentabilité font la loi. Soudain, tout se délite. La direction voudrait que les ouvriers états-uniens travaillent « comme des Chinois », mais ça ne marche pas bien, évidemment. Pour illustrer comment travaillent les Chinois, justement, une visite d’usine est organisée en Chine pour quelques membres du staff. Autant dire que pendant quelques minutes le film épouse alors le storytelling chinois sans le questionner ou nous donner à le questionner un instant. L’équipe de tournage n’est pas là pour s’intéresser véritablement à celles et ceux qu’elle filme, mais pour faire plaisir au dirigeant de l’entreprise en diffusant les images qui lui conviennent et qui ont très probablement été mises en scène à cet effet : en Chine tout le monde travaille dur, dans la discipline, et en est satisfait. Circulez, il n’y a rien à voir (2). Séquence émotion : l’harmonie rencontrée partout fait monter les larmes aux yeux d’un employé états-unien qui en oublie qu’il pourrait proposer aux dirigeants chinois de faire travailler leurs employés selon les conditions américaines… À la place, nous aurons un contremaître de la délégation qui regrette avec cynisme de ne pouvoir, dans l’Ohio, scotcher la bouche de ses employés pour qu’ils parlent moins et travaillent plus, comme les Chinois qu’il vient de voir. Le regard de stupéfaction que lui jette un bref instant son homologue chinois est peut-être le seul moment authentique de cette séquence.
L’histoire qui nous est contée est ainsi en définitive celle de l’opposition entre travailleurs états-uniens et ouvriers chinois travaillant en Chine. Mais que masque-t-elle ? La réalité de l’exploitation internationale des travailleurs par le système économique capitaliste, qu’il porte le drapeau national des États-Unis, de la Chine, ou l’emblème des deux pays réunis. Il n’est pas certain que cette réalité-là intéresse Netflix, diffuseur de ce documentaire (3).