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Trente ans après, le génocide rwandais hante toujours l’Afrique des Grands Lacs

En 2024 au « pays des mille collines », il reste difficile de parler du génocide qui a fait, entre le 7 avril et le 17 juillet 1994, plus de 800 000 victimes, Tutsis, ou Hutus opposés au régime d’alors. La mémoire de ce drame est déterminante dans les relations que le président Paul Kagamé entretient avec ses voisins, en particulier la République démocratique du Congo.

par Marion Fiquet, 5 avril 2024
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Un soldat du M23 sur une colline du village de Bunagana, en RDC, à la frontière de l’Ouganda et proche du Rwanda. cc Al Jazeera English, 2012.

Au sein du village de Bugeshi, à l’ouest du Rwanda, le calme règne, du moins en apparence. Dans la rue principale de la petite agglomération, un berger au chapeau couleur taupe foule la terre de ses bottes de pluie, les yeux rivés sur le sol. Un bâton dans sa main gauche accompagne le rythme de ses pas. Il progresse vers une dizaine de jeunes hommes qui entassent des pommes de terre dans de grands sacs de toile. Des gouttes de sueur perlent sur leur front malgré la fraîcheur de l’air. Le berger s’arrête, les observe quelques instants, puis passe son chemin. Soudain surgit une moto chevauchée par un militaire des forces rwandaises de défense. L’engin vrombit puis disparaît dans un nuage de fumée derrière un cabanon, qui paraît vide de prime abord. Un autre militaire au visage fermé y est installé, à l’abri d’un mur de bois. Cette construction sommaire constitue l’un des postes-frontières avec le Nord-Kivu, province de la République démocratique du Congo (RDC) voisine.

À Bugeshi se trouve Éric*, 46 ans. Des étincelles fusent de son atelier de menuiserie alors qu’il travaille à la soudure. Il soulève ses lunettes de chantier jaunes, les pose sur son front. « Nous sommes en sécurité ici, proclame-t-il, l’économie roule et notre pays nous protège. » Car si le calme est de mise dans ce village rwandais, à quelques kilomètres de là opèrent de nombreux groupes armés, dont le Mouvement du 23 Mars (M23), un groupe d’insurgés accusé de semer la terreur auprès des civils du Kivu et de mettre la province à sac. Apparue en 2012, cette rébellion a repris les armes fin 2021 après huit ans de sommeil (1).

« Derrière la ligne, c’est le bordel, mais nous ne voyons rien, c’est juste ce qu’on entend dans les médias », confirme Justine*. Alors que la quadragénaire prononce ces mots, une patrouille de six hommes armés de fusils d’assaut et d’antennes high-tech traverse le bourg dans un pick-up. Interrogée sur leur présence, Justine ne répond plus et regarde ses pieds. Au Rwanda, la discrétion est de mise. On redoute les espions. La raison ? Le pays de treize millions d’habitants est à nouveau mis en cause par l’Organisation des Nations unies (ONU) et la RDC pour son soutien au M23. Le président rwandais Paul Kagamé reproche, lui, au gouvernement congolais de M. Félix Tshisekedi d’épauler les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), un groupe d’exilés rwandais accusé d’avoir participé au génocide de 1994.

Lire aussi « Dossier Rwanda, lumières sur un génocide », Le Monde diplomatique, mai 2021.

La rivalité ne date pas d’hier. Entre 1998 et 2003, la deuxième guerre du Congo — aussi surnommée la première guerre mondiale africaine —, aurait fait 6 millions de morts. Le Rwanda en porterait en grande partie la responsabilité. Et de ce conflit ont découlé de multiples autres, qui ravagent toujours l’est de la RDC. Pour autant, selon Gauthier de Villers, réduire l’origine du chaos actuel à une guerre d’agression serait « une simplification abusive (2) ». Une chose est sûre, le conflit entre Hutus et Tutsis et le génocide de 1994 surdéterminent les relations que le Rwanda entretient avec les pays limitrophes.

Mais pour bien saisir la nature des rapports entre Kigali et Kinshasa, il faut faire un détour par l’Ouganda. La ville de Cyanika est située à la frontière avec ce pays, à environ 70 kilomètres au nord-est de Bugeshi. Des collines dessinent un paysage verdoyant. Safaris et randonnées sont prisés des touristes. Passé le poste, côté ougandais, les motos foncent, leurs conducteurs cheveux au vent, sans crainte. Mais au Rwanda, casques et limitations de vitesse sont de rigueur et toute infraction est sévèrement punie. Les deux pays n’ont de commun que leurs volcans et la brume qui les entoure. Si leurs relations n’ont cessé de se dégrader au cours de la période récente, elles n’ont pas toujours été tendues.

Né en 1957, M. Kagamé et sa famille ont fui le Rwanda pour l’Ouganda en 1961 afin d’échapper aux persécutions des Tutsis. Se rêvant pilote, il passe sa jeunesse à Kampala, traversant plusieurs fois illégalement la frontière entre 1976 et 1978. C’est à cette époque qu’il rencontre M. Yoweri Museveni. L’Ougandais avait déjà à son actif la création d’un groupe révolutionnaire, le Front for National Salvation (Fronasa), qui contribue à renverser Idi Amin Dada en 1979 (3). Avide d’action, M. Kagamé rejoint la guérilla. Il y retrouve l’un de ses amis, Fred Rwigema, qui deviendra, lui, le premier commandant du Front patriotique rwandais (FPR) lorsque cette rébellion verra le jour quelques années plus tard. Quand M. Museveni prend la capitale Kampala, en janvier 1986, M. Kagamé se hisse au poste de directeur adjoint des services de renseignements et Rwigema à celui de vice-ministre de la défense.

Quelques années après les avoir nommés, M. Museveni démet ses frères d’armes sous la pression des nationalistes en raison de leurs origines rwandaises (4). Parti se former militairement au Kansas, M. Kagamé, prend la succession de Rigwema à la tête du FPR après que ce dernier a été tué dans des circonstances non-élucidées en octobre 1990, lorsque le mouvement lance sa première offensive au Rwanda. Avec l’appui de M. Musevini, le FPR fini par prendre le contrôle du pays ce qui met un terme au génocide des Tutsis en juillet 1994. M. Kagamé accède au pouvoir, même s’il ne sera formellement élu à sa présidence qu’en 2000.

Lire aussi Cécile Marin, « Deux décennies de guerre dans la région des grands lacs », Le Monde diplomatique, février 2016.

L’ancien rebelle renforce l’armée et s’immisce dans la deuxième guerre du Congo. Cette fois les intérêts de l’Ouganda ne coïncident pas avec ceux du Rwanda. Les armées des deux pays se font face à partir de 1999 en RDC. « Cette histoire ne se résume pas à une question de confiance entre Museveni et moi, explique M. Kagamé en mai 2021. Ça dure depuis longtemps, peut-être depuis plus de vingt ans. Je ne suis jamais très à l’aise quand il s’agit d’évoquer ce sujet, mais je le résume ainsi : pour nous, il n’est pas acceptable d’être le subordonné de qui que ce soit. Nous n’acceptons pas d’être contrôlés ou utilisés. Nous sommes un petit pays, mais nous sommes trop grands pour cela (5) ».

Ces propos vaudraient aussi bien pour sa relation avec un autre voisin : le Burundi. Aux abords du camp de réfugiés de Mahama, à l’est du Rwanda, la symbiose entre villageois et réfugiés burundais semble parfaite. À l’ombre d’un bananier, des agriculteurs arborent de grands sourires. La venue de réfugiés leur a permis d’être intégrés dans un programme de coopérative agricole qui a favorisé l’augmentation des rendements annuels. « Leur présence a amélioré les choses ! Nous avons même un partenariat économique avec les Burundais d’ici », explique Christophe, 42 ans, président de la coopérative.

Les relations diplomatiques ne sont pas à l’image de cette entente. Les deux pays, au passé commun — colonisation belge et façonnement par des groupes armés en exil — n’arrivent pas à trouver un terrain d’entente. Car si le FPR a été mené par des Tutsis, le parti dominant au Burundi, le Conseil national pour la défense de la démocratie — Forces de défense de la démocratie (CNDD-FDD), est lui issu d’un ancien mouvement rebelle à majorité hutue. Depuis l’arrivée du CNDD-FDD au pouvoir en 2005, les relations entre les deux pays se sont détériorées du fait des accusations de soutien à des tentatives de coup d’État côté burundais et d’hébergement de rebelles génocidaires de la part du Rwanda. « Un des enjeux déterminants de leur relation est la compétition des commémorations mémorielles. Celle pour la mort des Tutsis du Rwanda et des Hutus au Burundi, et ni l’un ni l’autre ne veut mentionner les autres victimes durant ces guerres », précise André Guichaoua, spécialiste de la région des Grands lacs. Une réconciliation impossible à cause des tensions ethniques ?

Dans leurs abris de fortune, les réfugiés du camp de Mahama ne peuvent qu’imaginer l’immensité du parc national de Burigi en Tanzanie, qui leur fait face. La relation entre Kigali et Dodoma diffère de celle que le Rwanda entretient avec ses autres voisins. « Les dossiers sur lesquels Samia Suluhu — présidente de la Tanzanie — et Paul Kagamé travaillent sont plutôt à visée économique. Leur entente met l’accent sur des partenariats d’infrastructures plutôt que sur les questions politiques des années 1980 et 1990 », explique Sina Schlimmer, chercheuse au centre Afrique subsaharienne de l’Institut français des relations internationales (IFRI). « La Tanzanie remplit un rôle d’intermédiaire parmi les pays de la région des Grands Lacs », poursuit-elle. Ce fut le cas dès juillet 1992 lors des accords d’Arusha, censés mettre un terme à la guerre civile au Rwanda, puis avec l’ouverture du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), en 1994, destiné à juger les présumés responsables du génocide. En 2004 est aussi signée, en Tanzanie, une déclaration pour « la paix, la sécurité, la démocratie et le développement dans les Grands Lacs ». Mais l’axe Kigali-Dodoma connaît aussi des remous. En 2013, un incident diplomatique froisse le président rwandais à un sommet de l’Union africaine à Addis-Abeba, alors que Jakaya Kikwete, l’ex-président tanzanien (2005-2015), propose une discussion avec les FDLR et demande au Rwanda de cesser de soutenir le M23. La tension entre les deux pays ne s’apaisera qu’en 2016, après la visite de John Pombe Magufuli, alors président tanzanien.

Si les relations du Rwanda sont conditionnées par le conflit ethnique qui a forgé l’histoire du pays, les intérêts économiques comptent aussi pour beaucoup dans les tumultes de la région des Grands lacs (6). Qu’ont le Burundi, l’Ouganda, la Tanzanie et le Rwanda en commun ? Leur avidité pour les minerais du Kivu congolais. Plus d’une centaine de groupes armés malmène cette région, une aubaine pour des voisins insatiables. « L’or passe par la Tanzanie et le Burundi (…) alors que le Rwanda s’intéresse plus au “minerais 3T” — coltan, étain et tungstène — qu’ils exportent illégalement vers les émirats », souligne Vircoulon. « Kigali est devenue gourmande, ce qui explique le retour du M23 depuis 2021, qui contrôle une zone riche en 3T. Kagamé a même parlé de remettre en question les frontières, c’est audacieux », poursuit le spécialiste. Ces allégations ont toujours été réfutées par le gouvernement rwandais. M. Willy Ngoma, un des porte-parole du M23, affirme pour sa part que son groupe de rebelles « n’est pas dans une région minière (...) et milite pour éradiquer le tribalisme ». Quoiqu’il en soit, si les autorités de Kigali « s’enrichissent », comme l’affirme Thierry Vircoulon, sur le dos du Nord-Kivu, ce n’est pas le cas des Rwandais. Au pied du volcan de Nyiragongo, les habitants du village de Kiraro n’ont que faire des disputes entre leur pays et la RDC voisine. Depuis que le M23 a repris ses activités, la frontière n’est plus aussi accessible et la colère gronde. Jacqueline*, un bac de poissons frits sur la tête, peste : « Avant j’allais chercher mon poisson à Goma, en RDC, et pour 25 000 francs rwandais, j’en ramenais deux cartons. Ici, je n’arrive à m’en procurer qu’un seul. » Un de ces voisins ajoute : « La corruption sévit dans notre pays. Mais mieux vaut se taire, car nos vies en dépendent. Que ce soit à la frontière ou ailleurs, les pauvres ne bénéficient jamais d’aucune aide. »

Marion Fiquet

Journaliste.

* Les prénoms ont été modifiés pour la sécurité des personnes interrogées.

(1Lire Sabine Cessou, « Jours d’après-guerre au Congo », Le Monde diplomatique, janvier 2014.

(2Gauthier de Villers, « La guerre dans les évolutions du Congo-Kinshasa », Afrique contemporaine, n° 215, Paris, 2005.

(3Michela Wrong, Do Not Disturb : The Story of a Political Murder and an African Regime Gone Bad, PublicAffairs, New York, 2021.

(4Bernard Leloup, « Le Rwanda et ses voisins. Activisme militaire et ambitions régionales », Afrique contemporaine, n° 215, Paris, 2005.

(5François Soudan et Romain Gras, « Paul Kagame :“ Tshisekedi, Kabila, Macron, Touadéra, ma famille et moi” », 25 mai 2021.

(6Lire Sabine Cessou, « Omniprésence des intérêts étrangers », Le Monde diplomatique, décembre 2016.

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