S’il fallait se convaincre une fois de plus de la vanité de toute reconstitution historique, le film Paris brûle-t-il ? de René Clément (1966) en donnerait une démonstration imparable. Au double sens du mot « vanité » : l’inanité de la croyance à faire « revivre » une époque passée, et le surcroît d’infatuation que déclencha chez des politiques en vue la représentation qu’on donnait d’eux via des stars de l’écran.
René Clément, qui avait réalisé, grâce à la Coopérative du cinéma français, le premier et presque le seul film de fiction sur la résistance à l’occupant avec La Bataille du rail (1946), se fourvoya dans cette superproduction franco-américaine dont les logiques économique et idéologique ne pouvaient qu’aboutir à ce « peplum » gaulliste empesé, mariant un souci parfois maniaque du « détail vrai » (fondé sur des photographies et des films documentaires de l’époque) et un travestissement complet de l’ensemble : le processus historique qui a conduit à l’événement traité, la libération de Paris, et les journées de sa mise en œuvre, en août 1944.
Réécritures
Le musée de la Libération de Paris – que dirige Sylvie Zaidman – a pourtant entrepris de consacrer une exposition à ce film, confiée au commissariat de Sylvie Lindeperg et de Mme Zaidman elle-même, toutes deux historiennes (1). Moins pour en exalter sa réussite commerciale que pour l’appréhender comme un « objet historique ». Sont examinées de la sorte sa genèse, ses conditions de production, les contraintes auxquelles les scénaristes – parmi lesquels l’écrivain Gore Vidal et Francis Ford Coppola –, les acteurs, les conseillers historiques, le producteur français (Paul Graetz) et les financeurs américains (la Paramount), jusqu’aux décorateurs et au compositeur (Maurice Jarre), ont dû se soumettre. C’est là qu’apparaît la vanité de la reconstitution historique soumise à des enjeux « de mémoire » et plus directement à des enjeux politiques immédiats.
Le livre homonyme qui sert de base au film était dû à deux journalistes dont l’un, Larry Collins, travaillait au commandement stratégique de l’OTAN quand il rencontra l’autre, Dominique Lapierre, journaliste à Paris-Match, ancien correspondant de guerre en Corée, qui avait parcouru 13 000 km en Simca à travers l’URSS du « dégel » (2). L’année même de sa parution (1964), il se vit opposer par Francis Crémieux et Stanislas Fumet la série « 1940-1944 : La Résistance, témoignages et documents pour servir l’histoire », une trentaine d’émissions sur France Culture dont deux portaient sur la libération de Paris (3).
La même année, Maurice Kriegel-Valrimont publiait La Libération, Les Archives du Comac, mai-août 1944 aux éditions de Minuit (4), précieux recueils de documents, mots d’ordre, proclamations, procès-verbaux. Autant dire que Paris brûle-t-il ?, livre et film, se trouvèrent à leur sortie au centre de controverses historiennes dont on a quelque peu oublié la vivacité. Francis Crémieux écrivit à l’orée de son livre que « la lecture de l’affabulation hystériquement anti-communiste intitulée Paris brûle-t-il ? [l’avait] fortement incommodé » et que « cette dramatisation sensationnaliste et discutable des faits [lui] semblait appeler une réponse »…
Des remerciements « tout particuliers » à von Choltitz
Dans l’exposition et le catalogue, le plus intéressant est de découvrir les négociations qui se sont développées à tous les étages de cette production, du casting aux dialogues et jusqu’à l’iconographie des affiches. Comme le général Dietrich von Choltitz, nommé par Hitler gouverneur militaire du « Groß Paris » le 7 août 1944, vivait encore en RFA et avait propagé sa pure légende de sauveur de la capitale, il fallait en passer par son autorisation sur la représentation qu’en donnait le film (Lapierre et Collins lui avaient adressé dans leur livre des remerciements « tout particuliers (...) pour les longues journées » qu’il leur avait accordées). En 1994, lors d’un colloque franco-allemand intitulé Paris 1944, les enjeux de la Libération, M. Pierre Messmer et plusieurs autres personnalités exalteront encore « la préservation de Paris par von Choltitz », y voyant une des bases de la construction européenne…
Lire aussi Ignacio Ramonet, « La Révolution n’inspire pas le cinéma », « Aux armes, historiens », Manière de voir n˚166, août-septembre 2019.
L’image du général Leclerc de Hauteclocque était, elle, surveillée par sa veuve (d’abord opposée à ce que Claude Rich l’incarne à l’écran), et celle des hommes politiques en poste en ce début des années 1960 l’était par leurs propres soins : ce fut le cas notamment du « général » Jacques Chaban-Delmas, alors président de l’Assemblée nationale, très satisfait par ailleurs de se voir incarné par Alain Delon. Il avait eu pour tâche de faire « entrer la Résistance intérieure dans l’obéissance », de prôner l’attentisme préconisé par le général Koenig, au risque de voir la France mise sous la tutelle des autorités américaines via l’AMGOT (Allied Military Government of Occupied Territories, Gouvernement militaire allié des territoires occupés). C’est ce qu’il a contrôlé dans la version que donne de lui le film. À ses yeux, comme il en convient dans les entretiens donnés à la radio, l’insurrection à laquelle pensaient les FTP (Francs-tireurs et partisans) parisiens depuis 1943 (selon le colonel Rol-Tanguy) était « prématurée et très dangereuse », il fallait attendre les troupes alliées. Chaque phrase est ainsi soupesée, chaque épisode négocié afin que la légende gaulliste soit préservée. Et seule la figure de Rol-Tanguy, qu’incarne Bruno Cremer, sauve le Parti communiste français de l’oubli : ni Pierre Villon, ni Kriegel-Valrimont (du Comité d’action militaire, le Comac, créé par le Conseil national de la Résistance), pour ne citer qu’eux, n’apparaissent…
Tous ces aspects seraient risibles (ou exaspérants) s’ils n’étaient également tragiques : le producteur Paul Graetz, juif rescapé du génocide, en vient à défendre le point de vue d’un von Choltitz, destructeur de Rotterdam, et qui avait participé à l’extermination des Juifs en Ukraine occupée – afin de sauver son film… Il mourra avant la fin du tournage. La correspondance qu’il entretient avec le réalisateur est d’une rare violence, de part et d’autre.
Un « dispositif » mythologique au service du récit gaulliste
La démarche des commissaires et des contributeurs au catalogue permet ainsi non seulement de vérifier l’assertion bien connue – popularisée par l’historien Marc Ferro – selon laquelle tout film historique parle du présent de sa production (1965 avait vu de Gaulle mis en ballotage lors de l’élection présidentielle) plus que de son « sujet historique », mais aussi son incompatibilité avec le cinéma de divertissement.
Clément reconnut d’ailleurs en cours de route que son film n’était pas tant « historique » que légendaire : il s’agissait de la fin d’une geste, du dernier chant de la Résistance comme épopée, conforme à celle que de Gaulle avait présentée continûment durant la guerre et à la Libération, où il relégua au second rang sinon à l’oubli ceux qui s’étaient battus contre l’occupant et le régime de Vichy, c’est-à-dire la résistance intérieure. L’autre leçon qu’administre l’exposition, c’est celle de la nécessité de sortir de la seule analyse filmique pour évaluer la signification d’un film. Le processus économique qui préside à la préparation du film, la nécessité de recruter le plus grand nombre possible de vedettes américaines et françaises, la réécriture du scénario et des dialogues, la suppression de scènes faute d’unanimité parmi les groupes de pression politiques en disent plus que le résultat sur l’écran.
Cependant la critique de ce dispositif « mythologique », si elle est bénéfique, doit sortir du cadre institué par le film, de ses repentirs ou de ses lacunes (rien sur les femmes tondues, omission de Georges Bidault (5)). Si Paris brûle-t-il ? offre une représentation distordue des événements, c’est qu’il ne les inscrit pas dans leur genèse et accrédite une vision militaire de cet épisode, reléguant au second plan la guérilla engagée depuis 1941-1942 et la mobilisation populaire. « Ce n’est pas dans les discussions d’état-major qu’il faut chercher la préparation du soulèvement, écrivait Adrien Dansette, mais dans la longue et persévérante action clandestine, appliquée au recrutement, au regroupement à l’encadrement des futurs insurgés, sorte de tapisserie de Pénélope, sans cesse déchirée par la Gestapo et dont le labeur opiniâtre renoue dans la nuit les fils ensanglantés ». Et Justus Rosenberg, dans L’Art de la Résistance, quatre ans dans la clandestinité en France (Divergences, Quimperlé, 2024), a évoqué, lui aussi, via les vers d’Hannah Szenez, ces « petites allumettes (6) », ces anonymes qui font un mouvement historique et qui irriguent ce qu’il appelle un « art de la résistance ». La distorsion historienne porte surtout sur le fait que la libération de la capitale et du pays débute bien en amont de ces quelques jours d’août (« ce jour-là » !).
On a certes fait entrer Mélinée et Missak Manouchian (7), et ses camarades (8) au Panthéon en février dernier, mais ils demeurent, eux comme l’ensemble des résistants, FTP, Forces françaises de l’intérieur (FFI) et autres, structurellement absents de l’image qu’on veut donner des événements.