Une lettre manquante m’a soudain sauté au visage. J’étais certain de l’avoir mis, ce « s » : « Et alors nous n’avons vraiment pas l’air malins », avec un « s » à « malins », non mais ! Seulement voilà, il n’apparaissait pas dans le texte en ligne. Quelqu’un (quelqu’une ?) avait donc touché à MA prose. Grumpf. Qui et pourquoi ? Enquête express en mode Stasi. Dont il est ressorti que le coupable n’était autre que... Frédéric Lordon. Attends ! Il faut que je t’explique comment nous fonctionnons, au Monde diplomatique.
Les blogs sont pourvus de garde-fous, même si « les opinions exprimées n’engagent que les auteurs ». Une équipe, en patent sous-effectif, s’occupe de relire, d’éditer et de publier les articles proposés. Tant que ceux-ci marinent dans l’antichambre d’Internet, sur SPIP, quelques personnes peuvent mettre leur grain de sel en vue de les agrémenter. Frédéric Lordon, qui alimente son blog La pompe à phynances depuis plus de dix ans, connaît bien ces procédures. Son billet sur le procès France Télécom allait être publié, comme celui d’Alain Garrigou sur la souveraineté ; et le mien donc. Tout cela en plein week-end de l’Ascension ! Lordon était à l’affût. À peine « Quand l’erreur devient la règle » était-il signalé sur Twitter qu’il s’est fendu du message suivant, sachant que ce serait bientôt son tour : « Le thème de l’article me passionne tout à fait. Mais : “Et alors nous n’avons vraiment pas l’air malins”... Je ne suis pas sûr que ça entre dans la catégorie des erreurs devenues règles. C’est l’air qui est malin, pas nous. »
Qu'aurais-tu fait ? Le supplicié, lui, a tranché en faveur de l'œil neuf et a sucré le « s ». Cette décision était juste.
Comme votre serviteur était aux abonnés absents, on imagine facilement le dilemme du responsable éditorial Web, abandonné par ses petits camarades. D’un côté, un rédacteur a priori fiable puisque correcteur... mais personne n’est à l’abri d’une bourde. De l’autre, un intellectuel et écrivain à ce point féru de langue française qu’il a composé une « comédie sérieuse sur la crise financière en quatre actes et en alexandrins ». Qu’aurais-tu fait ? Le supplicié, lui, a tranché en faveur de l’œil neuf et a sucré le « s ». Cette décision était juste. Tout professionnel l’a constaté, en effet : corriger ses propres écrits relève de la gageure. À force de reprendre les mots et les phrases, les états anciens du texte imprègnent la rétine, ce qui parasite la révision. Et cela sans mentionner les points aveugles propres à tout un chacun (toute une chacune ?). Pour ces raisons, entre autres, le regard extérieur s’impose même aux correcteurs.
Au « Diplo », pour traquer la bévue, les coups de main sont toujours les bienvenus — d’autant que, trapézistes sans filet, nous n’avons pas l’aide d’un logiciel de correction. Nous lisons et relisons sans trêve, ensemble ou à tour de rôle, prenant le texte à l’endroit, le reprenant à l’envers, assis, debout, sur un pied (non, là c’est une blague). Il y a même eu une époque où le stagiaire de la rédaction avait droit à une bière pour chaque erreur qu’il trouvait dans les jours précédant le bon à tirer. En dépit de ces précautions, nous buvons parfois la tasse. Récemment, la coquille « quodidien » a connu son heure de gloire... Attendant d’être commise, la faute est toujours suspendue au-dessus du texte. Une inattention, et elle se fraie un chemin, l’infamante. À la manière des putains jadis marquées au fer rouge d’un P sur la fesse, les correcteurs sont constamment menacés d’être fleurdelysés en place publique.
De cet opprobre Frédéric Lordon, renfort inattendu, avait ce jour-là voulu préserver le billet. Qu’importait qu’en l’espèce il se soit refusé à l’accord de l’adjectif avec le sujet (Grevisse note qu’il date du XVIIIe siècle, et qu’il « a suscité de l’opposition à l’époque chez des grammairiens logiciens »). Pas obligatoire, pas même préférable, l’accord soulignait juste la responsabilité du sujet, du « nous ». C’est ce que je voulais, mais ce sont des chicanes par dévotion. La langue trouve toujours le moyen de mettre au défi et de prendre à défaut ses zélateurs. Nos efforts, sans cesse renouvelés, sans cesse échouent. Alors, sans embarras mais non sans émotion, j’ai remis le « s » à « malins » dans les heures qui ont suivi la parution du texte. Pure coquetterie. Internet permet de faire cela en douceur, au contraire de la chose imprimée. J’ai pensé à Winston Smith, qui dans le 1984 d’Orwell rectifie les publications pour les faire concorder avec la réalité. Mais, non, la ligne n’était pas franchie. Il n’était pas question d’idées, d’histoire, de faits. C’était juste une nuance, du vent, une bulle de savon.
Compléments
• Frédéric Lordon, D’un retournement l’autre. Comédie sérieuse sur la crise financière en quatre actes et en alexandrins, Seuil, 2011.
• Maurice Grevisse, Le Bon Usage, Duculot, 1993.
• Jean-Noël Jeanneney, « Les grandes heures de la presse — “Le Monde diplomatique” ouvre le bal sur la Toile » (cf. image ci-contre), L’Histoire, n° 374, Paris, avril 2012.
• SPIP, un logiciel libre très politique. Cf. Philippe Rivière, « La Toile de SPIP », octobre 2003.