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Brèves Hebdo (4)

Une belle petite aube oubliée

par Evelyne Pieiller, 27 mars 2020
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Lily Furedi, « Subway » (Métro), 1934.

Avant de faire du passé table rase, il est parfois tonifiant d’en rappeler quelques épisodes. En 1929, comme ça n’a échappé à personne, il y eut la Grande Dépression. Avec majuscules tremblotantes d’effroi façon film gore. En 1933, Franklin Delano Roosevelt est élu à la présidence. Il lance le New Deal, la Nouvelle Donne. Ce n’est pas une révolution : on rebat les cartes, c’est tout, mais vigoureusement. Ce qui produit quand même un sacré changement. Il y a à ce moment-là un quart de la population active au chômage, deux millions d’Américains sans abri, des gens meurent littéralement de faim. Les grèves sont nombreuses, les manifestations aussi. Grand exode sur les routes, ceux qui cherchent du travail, et ceux du Midwest qui ont perdu leurs terres après la sécheresse et les tempêtes de poussière, et essaient de gagner la Californie, terre des vergers — ce que raconte John Steinbeck dans Les raisins de la colère.

Lire aussi Lionel Richard, « New Deal pour le peuple américain », Le Monde diplomatique, septembre 2014.

Roosevelt va faire jouer à l’État fédéral un rôle régulateur dans l’économie. Cet interventionnisme d’État est un bouleversement. Se mettent en place un contrôle des prix agricoles, de grands travaux publics, et un système de protection sociale : salaire minimum, retraite, assurance-chômage. Roosevelt ne cherche pas à en finir avec le capitalisme. Mais il tente une régulation. Et comme dit Howard Zinn, pourtant peu porté sur le sujet à la tendresse inconditionnelle, il est alors « assez intrépide pour secouer les piliers du système », même s’il ne l’est « pas assez pour les remplacer » (1).

Le silence est un des moyens habituels qu’ont les tenants de l’ordre pour faire oublier qu’il y eut des contre-propositions effectives…

On ne peut pas vraiment dire que l’entreprise ait connu un retentissement durable, du moins dans nos contrées. Comme disait Roosevelt en 1936, à la veille de sa réélection, en parlant des riches au cube, « ils sont vraiment unanimes dans leur haine à mon égard — et je salue leur haine ». Le silence est un des moyens habituels qu’ont les tenants de l’ordre pour faire oublier qu’il y eut des contre-propositions effectives… Le New Deal concerna aussi, merveille, les artistes. C’est encore moins connu. Musiciens, plasticiens, écrivains, gens de théâtre, photographes, ils furent alors salariés : l’objectif était triple, diminuer le nombre « d’aidés sociaux », populariser les arts sur fond d’éducation populaire, et créer une culture nationale. Il y eut ainsi les missions confiées à Dorothea Lange ou Walker Evans, pour ne citer que ceux qui sont célébrés aujourd’hui, chargés de donner un visage à la Dépression ; les tableaux régionalistes, les fresques inspirées des murales mexicains qui vont embellir les bureaux de poste, magnifier le peuple ; aux côtés de Jackson Pollock, Mark Rothko, de Kooning, des artistes afro-américains s’imposent ( Aaron Douglas) ; les guides consacrés à des villes ou des régions, les collations de récits d’anciens esclaves, d’Indiens, chroniques, anthologies, etc. (2), composés en liberté par des écrivains — Margaret Walker, Richard Wright, le grand Ralph Ellison, Saul Bellow, etc. ; le théâtre aussi, qui connut d’ailleurs des succès assez stupéfiants avec des comédies musicales militantes et dansantes, registre peu fréquenté, dont l’imprévue Pins and Needles, écrite par un syndicaliste, jouée au départ par des ouvriers, et qui fit un triomphe à Broadway, ou encore le très brechtien The Cradle will rock ; mis en scène par Orson Welles, interdit de fait, le spectacle fut quand même joué, avec un panache qui mériterait d’être retrouvé : seul le pianiste (et auteur) avait le droit d’être sur scène, les interprètes, incognito dans la salle, se lèvent au fur et à mesure pour chanter… Pour la musique, le travail des Lomax, père (John) et surtout fils (Alan), allant enregistrer les blues, les work songs, les spirituals, est plus connu (3), les rockers leur ont rendu hommage.

Lire aussi Evelyne Pieiller, « Quand le New Deal salariait les artistes », « Artistes, domestiqués ou révoltés ? », Manière de voir n˚148, août - septembre 2016.

Ça n’a pas duré. Roosevelt eut notamment comme adversaires, outre les possédants, les démocrates du Sud, qui considéraient que l’affaire était par trop antiraciste, et qui crièrent vite au complot rouge. Il est vrai que l’ensemble ne fut possible que parce que le Parti communiste américain était, depuis des années, très présent, et chez les intellectuels, et sur le terrain. Le Comité des activités antiaméricaines sut comme il se devait faire baisser les subventions. Fin programmée et progressive. Les artistes devront retourner chercher des fonds privés, et prouver qu’ils méritent d’être achetés.

Dans les années 1950, c’est la CIA qui s’occupera d’eux : pour lutter contre l’influence rouge en Europe, elle montera de savantes opérations, avec des collectionneurs et la presse, pour imposer l’idée que l’Amérique capitaliste savait s’ouvrir à l’art le plus avant-gardiste, en mettant en avant Pollock… C’est d’ailleurs une sacrée histoire, mais celle-là est vaguement déprimante, on la racontera une autre fois.

Au fait, puisqu’on est en plein dans l’élan de compassion et de générosité, pourquoi nos gentils mécènes se contentent-ils de donner pour Notre-Dame ? Qu’est-ce qu’il se passe, s’ils donnaient pour l’hôpital, ce ne serait pas défiscalisé ?

Evelyne Pieiller

(1Howard Zinn, « Beyond the New Deal », The Nation, 20 mars 2008. Lire aussi : Se révolter si nécessaire, Textes et discours (1962- 2009), Agone, Marseille, 2014, 28 euros.

(2Jerre Mangione, The Dream and the Deal, The Federa Writer’s Project, 1935-1943, Syracuse University Press, 1996.

(3Alan Lomax, Le pays où naquit le blues (+ CD), Les Fondeurs de briques, Saint-Sulpice, 2012, 35 euros.

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