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Après l’élection, l’élection…

Va-t-on vers une cohabitation ?

par Alain Garrigou, 29 novembre 2021
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Léon Spilliaert. — « Marine avec sillage », 1902.

Dans l’ambiance d’une campagne électorale lancée dès le mois de septembre de l’année précédant le scrutin, on a presque oublié les déconvenues des scrutins antérieurs marqués par une abstention massive. Sans doute le niveau de la participation à l’élection présidentielle sera-t-il honorable tant cette élection, après une mobilisation longue et intense, attire encore les suffrages à un niveau élevé, sans commune mesure avec les autres scrutins. Dans le cas des élections nationales, le calendrier électoral a été réformé en 2002 en même temps que le mandat présidentiel était ramené à cinq ans. Ainsi, désormais, les législatives succèdent immédiatement à la présidentielle. Ce dispositif a été soigneusement pensé. En l’occurrence, le scrutin législatif avait toutes chances d’amplifier le succès du vainqueur, autrement dit de donner au nouveau chef de l’État une majorité confortable. Ce qu’on appelle l’« effet de sillage » n’a rien de bien mystérieux : la mobilisation différentielle joue en faveur du camp vainqueur par une démobilisation des perdants de la présidentielle.

Lire aussi Alain Garrigou, « Éloquente abstention », Le Monde diplomatique, septembre 2021.

L’inconvénient est que cela favorise l’abstention puisque des électeurs considèrent l’affaire jouée dès la présidentielle. Le calcul initial s’est révélé juste, néanmoins, puisque les résultats ont confirmé chaque fois le succès présidentiel, au prix d’un surcroit d’abstention. Il est vrai que la réforme de 2002 avait été adoptée à un moment où le problème ne suscitait pas encore beaucoup d’inquiétude, en tout cas pas celle de la classe politique. Quelques années plus tard, le bond de cette abstention est énorme. Il s’est confirmé à un niveau inédit. On peut même supposer que la réforme a contribué à sa montée.

Élections (%) PrésidentielleLégislativesDiff. participation
2002 71,60 64,42 -7,18
2007 83,76 60,42 -23,34
2012 79,48 57,22 -22,26
2017 77,77 48,70 -29,07

Devant ce phénomène d’abstention élevée et croissante, le président de l’Assemblée nationale a lancé en juin 2021 une mission de réflexion sur les remèdes possibles. Il ne faut pas s’attendre à ce que des solutions techniques changent notablement la donne, dès lors que cette abstention procède d’un rapport d’éloignement à la politique et non de conditions pratiques du vote. En France du moins, contrairement à d’autres pays où, à l’instar des États-Unis, la question se pose en d’autres termes, du fait des obstacles qui s’opposent à une participation plus élevée : l’éloignement des bureaux de vote et, surtout, l’ouverture du scrutin un jour ouvré.

Ces considérations peuvent paraître secondaires. C’est oublier les risques d’un vote contradictoire. On pense en effet généralement les élections, comme beaucoup d’autres choses, sur le mode de la rationalité et du principe de non-contradiction. Comme si une loi divine l’imposait. Il n’est pas du tout acquis, pourtant, qu’un corps électoral ne se contredise pas en un court laps de temps. Soit parce que les scores sont très étroits, soit parce que les électeurs sont suffisamment nombreux à exprimer des votes contradictoires. Or, l’abstention massive accroît considérablement ce risque : qu’un président se retrouve avec un Parlement acquis à l’opposition, voire à des oppositions incompatibles, entraînant une cohabitation inédite entre deux forces simultanément élues, voire à une paralysie du pouvoir car on imagine mal l’une des parties céder dans un bras de fer institutionnel.

Les entrepreneurs politiques se sont adaptés. Le niveau de participation n’a pas semblé entamer la légitimité des élus, notamment locaux, habituellement mal élus en termes arithmétiques. Peu importe la proportion des voix, après tout : n’ont-ils pas gagné en toute légalité ? Il n’existe pas de seuil nécessaire qui obligerait à refaire les élections. On imagine l’embarras qu’il y aurait à introduire dans le suffrage universel un quorum comme cela existe dans de petites assemblées. Quel serait le seuil ? Pour l’heure, nous voyons des conseils municipaux élus avec moins de 20 % des suffrages exprimés. Cela n’a pas semblé susciter de scrupules de la part des vainqueurs ni de contestation de la part des vaincus. Comme si la règle du jeu était assez vitale pour qu’on s’en accommode. Certains savent parfaitement qu’ils ont été élus en profitant surtout de la démobilisation des concurrents. Ils savent donc qu’ils doivent leur élection à l’abstention. Une telle situation est toutefois sans conséquence sur l’exercice de leur mandat. Elle n’entre pas en conflit avec un autre verdict électoral potentiellement contradictoire, comme ce peut être un cas envisageable entre élection présidentielle et élections législatives.

Lire aussi Charles Perragin, « Noter pour mieux voter ? », Le Monde diplomatique, octobre 2017.

Réduire les risques d’incohérence entre ces deux scrutins pourrait passer par leur organisation simultanée. Cela fut envisagé dès 2002, sur le modèle d’autres pays comme les États-Unis. Mais cela revenait à se priver d’effet de sillage. La coïncidence des scrutins aurait de surcroît l’avantage de résoudre en partie le problème de l’abstention. En partie seulement, car l’élection présidentielle serait peut-être elle-même affectée par une hausse de l’abstention, protégeant mal in fine l’élection législative de la désaffection.

Sachant les difficultés des réformes électorales, leurs initiateurs étant toujours suspectés d’« arrières-pensées politiciennes », il est improbable qu’une telle coïncidence des scrutins soit adoptée avant le mois d’avril. Il faut donc prévoir un niveau relativement élevé d’abstention lors des élections législatives de juin 2022, deux mois après la présidentielle. Le résultat sera considéré comme une confirmation du scrutin présidentiel si le camp de l’élu obtient une majorité de sièges. Ou, à l’inverse, comme un irrationnel désaveu simultané et donc une manifestation de l’incohérence de l’institution ou du corps électoraux, l’effet de sillage n’étant pas une loi naturelle. L’hypothèse n’est pas impossible mais trop embarrassante pour qu’on préfère l’énoncer dès à présent.

Sans doute, une telle cohabitation ne prendrait plus la forme de compromis d’associés rivaux mais de coalition de partis telles que les régimes parlementaires de pays voisins les pratiquent au terme de négociations parfois longues, comme en Allemagne. Cela rajouterait un chapitre ironique à la réflexion constitutionnaliste : n’avait-on pas institué la concomitance des mandats présidentiel et législatif pour éviter la cohabitation ?

Alain Garrigou

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