À la fin d’un colloque récent, marquant une sortie timide de l’ère des visioconférences, nous prîmes un ascenseur pour remonter à la surface d’une station de métro. Dans la cabine, une dame d’une cinquantaine d’années nous avisa qu’elle mettait son masque pour nous. Je lui rétorquais gentiment que nous étions tous vaccinés. La dame déclara immédiatement son hostilité à la vaccination. Instant de surprise. « Mais alors, lui dis-je, c’est vous qui prenez des risques ici. Vous devriez vous faire vacciner pour votre bien ». Et j’ajoutais ce gros mensonge : que j’étais immunologue. « Avec quel vaccin ? », me testa-t-elle ? Je lui donnais la liste des vaccins disponibles en l’assurant que n’importe lequel ferait l’affaire. La dame appela du renfort : sa fille était étudiante en biologie. Tout sourire, je hasardais qu’elle assistait peut-être à mes cours. Arrivés dans la rue, la dame tourna les talons. Furieuse. Mes collègues riaient de l’imposture. Économistes, ils ne comprendraient pas grand-chose à l’économie, leur avaient seriné des interlocuteurs de rencontre. Les médecins reçoivent aussi des patients qui leur expliquent leur méfiance à l’égard des médecins et de la médecine et vérifient leurs prescriptions dans les revues médicales en ligne. Quant à la science politique, on imagine aisément toutes les leçons qu’un professeur peut recevoir. Normal, « nous sommes en démocratie ». Pour m’excuser de ma petite imposture, je ne puis invoquer que l’expérience socratique.
Scepticisme et phobie
Lire aussi Nidal Taibi, « Interroger les dogmes », Le Monde diplomatique, juillet 2021.
Depuis quelques années, la propension à contester les verdicts scientifiques s’est développée dans les médias, sur les réseaux sociaux et même dans les ascenseurs. Moins au nom de contre-propositions ou de réfutations radicales — la science se trompe — que de mises en doute : « on n’est pas sûr », « pas encore sûr », « les spécialistes ne sont pas tous d’accord » ou « il faut prendre du temps pour juger ». Ces convictions d’amateurs peuvent s’appliquer à tout. Après les climatosceptiques, les vaccinosceptiques. Avec la pandémie de Covid-19, un glissement des objets de la contestation a montré qu’il s’agit moins d’un problème quelconque — la santé après le climat — que d’une complexion intellectuelle ordinaire ou encore d’une manière de penser quel que soit le sujet. Comme une sorte de programme qui oriente dans la vie ordinaire, les « sceptiques » se sont ainsi emportés contre le port du masque puis ont mis en cause les tests PCR et enfin ont manifesté leur opposition radicale au vaccin.
En fait de scepticisme, le doute cache souvent une hostilité absolue ou de principe. Si bien que le terme de vaccinosceptique peut paraître inapproprié. Il s’agirait plutôt de vaccinophobie. Il est en tout cas un point sur le lequel le doute ne porte pas : le doute. Faut-il d’ailleurs prendre au sérieux ces amateurs ou néophytes quand ils ne font pas crédit aux scientifiques ? On peut d’ailleurs envisager l’attitude sous un jour positif quand elle dénote une disposition critique et à ne pas croire tout sur parole. À l’inverse, il faut un certain aplomb à des non professionnels pour discuter comme d’égal à égal avec les spécialistes ayant consacré leur vie à des recherches ésotériques. Pourtant les sceptiques méritent leur qualification parce qu’ils ne remettent pas en cause frontalement la science mais la soumettent seulement au doute. Une manière aussi de renvoyer les scientifiques à leurs propres principes même s’ils confondent le doute sceptique, qui est le leur, et le doute méthodique qui est celui des chercheurs. Ils n’hésitent d’ailleurs pas à se réclamer de certains chercheurs dissidents. Il y a forcément dans le domaine de la recherche des individus rares et en rupture qui se révoltent contre les injustices et le manque de reconnaissance dont ils s’estiment les victimes, trouvent une occasion de briller à la lumière médiatique ou encore basculent parce que leurs croyances religieuses les ont mis de plus en plus en contradiction avec le rationalisme scientifique. Une panique morale comme la pandémie de Covid-19 est une chance de gloire, comme l’ont montré les nombreuses nouvelles figures de plateaux. En attendant un rapide oubli, elles servent de caution aux sceptiques qui contestent les verdicts scientifiques sous prétexte de non unanimité. Sourds à tous ceux qui leur répètent que l’unanimité n’existe pas, même en matière scientifique où la vérité est gérée par consensus large et raisonnable.
Non seulement les sceptiques ne récusent pas toute science mais ils exhibent au contraire un certain savoir : ils ont lu, ils sont curieux et dans la discussion prennent parfois en défaut leur interlocuteur par des questions sur les vaccins, le nom d’un médicament, comme pour attester qu’ils savent. Richard Hoggart, sociologue manifestement agacé, en dressait un portrait cruel dans le personnage des autodidactes qui « en savent juste assez sur les sciences de l’homme, la sociologie, l’anthropologie et la psychologie sociale pour intervenir avec scepticisme sur n’importe quel sujet » (1). Depuis lors, les domaines de simili-compétences se sont considérablement agrandis comme, bien avant Internet, Richard Hoggart semblait l’anticiper : « Ce sont les enfants perdus d’un monde qui regorge d’informations fragmentaires et vulgarisées et où ne s’impose aucun groupement privilégié des connaissances ».
Curieusement, les sceptiques sont souvent activistes. Sur les réseaux sociaux, ils invoquent les articles de presse ou les interviews de spécialistes qui vont dans leur sens. Comme on dit dans cet univers, ils « partagent ». Les spécialistes les moins légitimes dans l’ordre scientifique sont ainsi sur-représentés dans l’espace cybernétique. À moins que l’autorité soit plus proche : chacun dispose d’un parent (comme une étudiante en biologie), d’un ami, d’un voisin même, enfin quelqu’un qui sait ou connait lui-même un ami ou quelqu’un d’autre qui sait. Si ces attitudes méritent le terme de scepticisme, c’est en repoussant les verdicts scientifiques à plus tard plutôt que de prétendre les infirmer définitivement. Gagner du temps : une ficelle de l’irrationalisme contemporain.
Free riding
Lire aussi Philippe Descamps, « Épidémie d’affaires », Le Monde diplomatique, novembre 2020.
S’ils sont bousculés par les objections de scientifiques ou par la dialectique supérieure de leurs interlocuteurs, les sceptiques en viennent à leur ultima ratio : leur liberté. « Je ne renoncerai pas à ma liberté », lancent-ils en s’indignant. Une liberté « libertarienne » qui ne fait pas douter de la posture politique. Celle-ci trouve un terrain de prédilection dans les « débats » médiatiques et non dans des émissions documentaires et scientifiques forcément moins séduisantes. Les intervenants y expriment donc des opinions et les opinions se discutent. S’en prendre à la liberté de chacun ne serait pas démocratique. Après tout, les hésitations et tergiversations des autorités politiques contribuent bien à transformer un problème — l’attitude à adopter face à une pandémie — en opinion. En se conformant à une idée de la démocratie dans laquelle toutes les opinions ont le droit de s’exprimer. Et souvent sur le mode revendiqué de la parité.
Dans cette affaire comme en toutes les autres, on n’est pas obligé de prendre à la lettre les motifs invoqués. Non par mensonge délibéré mais parce que les individus se donnent toujours de bonnes raisons de faire ce qu’ils font et de penser ce qu’ils pensent. Le scepticisme ne peut prétendre être une fin ultime. Douter, d’accord mais à titre provisoire. Il sera toujours temps de voir, semble dire le sceptique. Dans le naufrage, dans les cas vitaux, cela n’est guère sérieux. En même temps les sceptiques dévoilent un ressort : la peur. Bien sûr, ils ne vont pas avouer combien leur répugnance à se faire vacciner procède de la vieille peur de la piqûre. Parlons plutôt de la peur plus lourde qui pèse sur les vies de tous. Le scepticisme consiste bien à douter des catastrophes annoncées. Douter, c’est nier ces catastrophes et repousser les prophètes de malheur, le réchauffement climatique, l’installation dans la pandémie, ce sont de « mauvaises nouvelles » auxquelles une réaction banale plus ou moins sophistiquée consiste à se retrancher dans la dénégation.
Et pour ceux qui ont une culture d’autodidacte, comment ne pas s’appuyer sur ce type de connaissance et de rapport à la connaissance, mi-initié, mi-néophyte, qui à l’heure d’Internet, circule partout ? L’invocation libertaire de la démocratie obéit à peu près à la même logique. Ne pas se confronter aux interdictions, c’est évidemment ne pas se fier aux autorités en leur opposant sa liberté sur le mode du chacun pour soi, à charge pour les autres de faire les gestes qui se plient à des buts collectifs. Bien sûr, en refusant la vaccination, on ne participe pas à l’objectif de l’immunité grégaire. Coupable ? Si on en croit les schèmes utilitaristes de l’action collective, et précisément olsoniens (2), rien de plus banal que de se défausser sur les autres des coûts de l’action collective quand, par définition, concernant des biens indivisibles, tout le monde bénéficiera des bénéfices de cette action. Dans ce paradoxe, le « chacun pour soi », le « cavalier seul » ou encore le free riding (passager clandestin) ont de fortes chances d’empêcher l’action collective qui serait profitable à tous. En l’occurrence, ce n’est pas d’action collective mais d’immunité collective qu’il s’agit.
Lire aussi Frédéric Pierru, Frédérick Stambach & Julien Vernaudon, « Les brevets, obstacle aux vaccins pour tous », Le Monde diplomatique, mars 2021.
Les États hésitent à contrecarrer cette logique du free riding en repoussant l’obligation de vaccination. Oubliant qu’en d’autres circonstances, les nourrissons et leurs parents doivent obéir à la loi et ne peuvent se soustraire aux vaccinations, que les automobilistes ne peuvent ignorer les feux rouges et de nombreuses autres interdictions. Informés par les sondages faisant apparaître une forte proportion de vaccinosceptiques qui brandissent l’étendard de la rébellion, les gouvernants hésitent à contraindre afin de ne pas s’aliéner des électeurs. Il faut, disent-ils, faire confiance à la pédagogie, il faut convaincre. S’ils sont ainsi sûrs de ne pas froisser, d’être en ce sens de bons chefs démocratiques, ont-ils vraiment confiance dans la sagesse des gouvernés ? Croient-ils à l’efficacité de leur méthode ? Ils hésitent en tout cas entre deux définitions de la démocratie : celle qui met au premier plan les libertés, jusqu’à l’interdiction d’interdire dans sa vision extrême jamais réalisée, et celle qui met le bien public au-dessus des libertés individuelles.
C’est un indice grave de la confusion politique du temps, dont témoignent les pudeurs du langage politicien, qui hésite à employer les termes de « bien public » ou d’intérêt général, hier si courants et si souvent galvaudés, tandis qu’il est plus facile de penser la souveraineté personnelle, laquelle se traduit en chiffres dans le régime d’opinion. On aimerait qu’il ne s’agisse que de débats et que le temps perdu ne se compte pas en souffrances et morts supplémentaires.