Lire aussi Serge Halimi, « Le président et les pyromanes », Le Monde diplomatique, mars 2019.
L’association Action Sécurité Éthique Républicaines (ASER), qui milite pour un ralliement de Paris à cette vague de suspension des ventes d’armes à l’Arabie saoudite dont nous rendions déjà compte en septembre, et a porté plainte contre le gouvernement français pour violation du Traité sur le commerce des armes (TCA), a dressé un premier bilan des désengagements annoncés ces derniers mois dans une dizaine de pays :
• L’Allemagne a pris la décision de suspendre tous les nouveaux contrats d’armement vers l’Arabie saoudite (et pourrait même suspendre des contrats déjà signés, à l’instar de camions de reconnaissance pour l’artillerie sur le point d’être livrés) (1).
• L’Autriche suspend toute nouvelle demande d’exportation d’armes vers Riyad et appelle les pays de l’Union européenne (UE) à suivre son exemple.
• En Belgique, le Conseil d’État a suspendu six licences d’exportation d’armes vers l’Arabie saoudite.
• Le Danemark suspend toute demande future d’exportation d’armes vers l’Arabie Saoudite.
• L’Espagne a annulé la vente de 400 bombes à guidage laser.
• En Finlande, la décision a également été prise en novembre 2018 de suspendre tous les nouveaux contrats d’armement vers l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.
• La Norvège a gelé toute demande d’exportation d’armes vers l’Arabie Saoudite.
• Les Pays-Bas, par la voix de leur premier ministre Mark Rutte, ont déclaré « appliquer une politique restrictive en matière de vente d’armes à l’Arabie saoudite » et appelé les autres européens « à faire de même ».
• Le Parlement européen a voté à deux reprises pour l’interdiction de vente d’armes à l’Arabie saoudite.
• Le Canada suspend toute nouvelle demande d’exportation d’armes vers Riyad, et réfléchit à suspendre un contrat de véhicules blindés légers.
• Aux États-Unis, le 13 mars, le Sénat a voté à nouveau contre le soutien militaire de Washington à la coalition internationale dirigée par l’Arabie saoudite au Yémen (54 voix contre 45) (2).
Blocus de fait
Lire aussi Pierre Bernin, « Les chemins tortueux de la paix au Yémen », Le Monde diplomatique, mars 2019.
Rarement avait-on connu pareille convergence sur une question de soutien militaire ou de vente d’armement à un pays : des décisions qui ont un coût économique et humain (en termes d’emplois) pour les pays concernés, et qui donc ne vont pas de soi.
Mais il était devenu difficile, pour une partie des opinions publiques, et certains gouvernements, de faire l’impasse sur une guerre qualifiée par certains observateurs « d’une des pires crises humanitaires » du moment, qui aurait fait entre 70 000 et 80 000 morts au total (3), dont de nombreux civils, depuis mars 2015 — date du début de l’intervention militaire.
Cette guerre à la fois civile et régionale a contraint des millions de Yéménites à devenir des réfugiés dans leur propre pays, les jetant dans l’insécurité alimentaire et autres privations désastreuses, dues notamment au blocus de fait imposé par la coalition — au prétexte de lutter contre les trafics d’armes — qui a surtout eu pour effet d’entraver le commerce maritime ou aérien en produits de première nécessité. Le Conseil de sécurité de l’ONU avait instauré dès avril 2015, un mois après les premiers bombardements saoudiens, un embargo sur les ventes d’armes aux combattants loyalistes pro-Houthis, mais pas sur celles destinées aux pays de la coalition menée par l’Arabie Saoudite.
Doubles frappes
Selon un rapport détaillé du Groupe d’experts mandaté par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, paru en août 2018, la coalition anti-Houthis menée par l’Arabie saoudite aurait agi militairement sans respecter les principes de distinction, de proportionnalité et de précaution prévus dans les conventions de Genève de 1949, au risque de tomber sous le coup de l’accusation de crimes de guerre, voire de crimes contre l’humanité :
• l’utilisation d’armes lourdes, avec des tirs indiscriminés en zone urbaine (dont seraient responsables surtout les forces Houthis-Saleh) ;
• les bombardements de zones résidentielles, marchés, mariages, funérailles, centres de détention, bateaux civils ;
• le non-respect de la « liste de l’interdiction de bombardements de sites répertoriés » (4) ;
• la pratique, dans certains cas, de « doubles frappes », proches dans le temps, qui affectent les premiers secours…
Transfert interdit
Lire aussi Gabriel Robin, « L’OTAN, donjon d’un autre âge », Le Monde diplomatique, mars 2019.
Malgré cela, des gouvernements — principalement les États-Unis, la France et le Royaume-Uni — poursuivent non seulement la vente de tout type de matériel de guerre en direction des pays de la coalition, mais également des activités de maintenance et de conseil sur le terrain. Ils sont tous signataires du Traité sur le commerce des armes (TCA), qui tente de réglementer le commerce international des armes classiques tout en faisant respecter des normes, comme l’interdiction de tout transfert d’armes si on sait que ces armes ou ces biens pourraient servir à commettre de graves violations du droit international humanitaire.
C’est ce que reconnaît d’ailleurs volontiers, dans son mémoire en défense, le secrétariat général français à la défense et la sécurité nationale (SGDSN), en réponse à la plainte déposée contre le gouvernement par l’ONG ASER : « Aucun État Partie ne doit autoriser le transfert d’armes classiques… s’il a connaissance, au moment où l’autorisation est demandée, que ces armes ou ces biens pourraient servir à commettre un génocide, des crimes contre l’humanité, des violations graves des conventions de Genève de 1949, des attaques dirigées contre des civils ou des biens de caractère civil et protégés comme tels, ou d’autres crimes de guerre ».
Le dit gouvernement français ne reconnaît pas pour autant au tribunal administratif de droit de regard quelconque sur la régularité et la conformité des procédures d’exportation d’armes. Et, alors que l’Allemagne, avec quelques autres, a demandé à l’ensemble des pays européens de suspendre tout nouveau contrat d’armement avec l’Arabie saoudite, la France a fait le mort, ou entrepris de se dédouaner plus ou moins discrètement.
Grand client
Interrogé le 12 octobre dernier, Emmanuel Macron avait déclaré qu’il était « faux de dire que l’Arabie saoudite est un grand client aujourd’hui de la France », et parlé de « démagogie » à propos des demandes de suspension des ventes françaises. Il estimait que les contrats signés par le passé devaient être respectés et toutes les armes commandées livrées.
S’il est vrai que les relations franco-saoudiennes ont connu quelques difficultés ces dernières années, le royaume est resté de fait le deuxième plus gros client des entreprises de défense françaises, après l’Inde. Selon le rapport au Parlement 2018 sur les exportations d’armement, ce sont ainsi plus de 11 milliards d’euros de commandes saoudiennes qui ont été validées en neuf ans, soit une moyenne de 1,2 milliard d’euros par an.
Ceci explique, selon le Stockholm international peace research institute (SIPRI), que Paris cherche à se re-positionner sur ce marché, en « ne prenant pas en considération certaines caractéristiques du régime ». Des négociations sont en cours notamment pour la vente de cinq corvettes type Gowind (un marché de 1,5 milliard d’euros pour Naval group). Des stagiaires de la Royal Saudi Air force sont en formation, en France, en analyse d’images, pour progresser en matière de ciblage. Ces dernières années, Coach avait décroché un important marché de vedettes armées dites « intercepteurs », dont les dernières unités ont été livrées en septembre dernier, et les Constructions mécaniques de Normandie ont conclu un marché pour deux patrouilleurs.
Au millimètre
Lire aussi Romain Mielcarek, « La diplomatie du Rafale », Le Monde diplomatique, décembre 2018.
Auditionnée le 18 octobre dernier par la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat, la ministre des armées Florence Parly avait fait valoir à propos des ventes d’armes en général qu’elles « font l’objet d’une analyse au millimètre près (…) qui prend en compte des critères très nombreux parmi lesquels la nature des matériels exportés, le respect des droits de l’homme, la préservation de la paix et de la stabilité régionale (…). Elles concourent aussi à notre autonomie stratégique (…). De plus en plus, notre base industrielle et de défense a besoin de ces exportations d’armements ». Et de préciser : « On ne peut pas faire totalement abstraction de tout l’impact que tout ceci a sur nos industries de défense et nos emplois ».
Bruno Le Maire, ministre français de l’économie, estime de son côté que ce n’est « pas la peine de produire [tous ces équipements] si ce n’est pas pour les vendre » (5). Les autorités se défendent également de tout comportement irresponsable, en expliquant que les équipements ou armes vendues sont à usage « défensif », et n’ont pas vocation à être utilisés contre des civils.
La ministre Florence Parly expliquait ainsi en février 2018 que « l’utilisation des armes, une fois livrée, est normalement encadrée, mais les conflits peuvent évoluer (…). Beaucoup de pays sont confrontés à cette situation : avoir livré des armes à d’autres pays alors que ces armes n’étaient pas censées être utilisées [au Yémen] ». Depuis quelque temps, l’exécutif aurait fini par décider que certaines licences seraient examinées en fonction de l’évolution du conflit (6).
Quant au président exécutif d’Airbus group, Tom Enders, il reprochait en février dernier à son pays d’origine, l’Allemagne, de bloquer certaines ventes d’armes au détriment de la France, du Royaume-Uni et de l’Espagne, en raison d’une réglementation trop stricte, et l’incitait à revoir sa politique d’exportation : « Cela nous rend fous que l’Allemagne se donne le droit de bloquer la vente d’un hélicoptère fabriqué en France alors qu’une seule pièce allemande minuscule en fait partie ! ».