«Je suis né et j’ai grandi à Kisangani jusqu’à “La guerre des six jours”, raconte, depuis Kinshasa, le réalisateur congolais Dieudonné Hamadi. J’étais lycéen. J’avais 15 ans. Nous avons du partir encore plus à l’est avec mes parents, à Goma. Jusqu’à cette date, je n’avais jamais quitté la ville. »
Lire aussi Ndongo Samba Sylla, « En Afrique, la promesse de l’“émergence” reste un mirage », Le Monde diplomatique, juin 2020.
Du 5 au 10 juin 2000, Kisangani, au nord-est de la République démocratique du Congo (RDC), fut le théâtre d’affrontements à l’arme lourde entre les troupes ougandaise — l’UPDF — et rwandaise — l’APR —, chacune soutenant un groupe rebelle congolais hostile au président Laurent-Désiré Kabila. Les deux armées d’occupation, qui avaient envahi l’est de la RDC durant la « deuxième guerre du Congo », entamée en 1998, cherchaient à contrôler le chef-lieu de la province orientale (renommée aujourd’hui Tschopo) et à s’accaparer les ressources naturelles environnantes — en premier lieu les gisements aurifères et diamantifères. Le déluge de feu — 6 600 obus auraient été tirés — et les exactions de la soldatesque auraient causé la mort, selon un rapport des Nations Unies publié en 2010, de 244 à 760 civils « en blessant plus de 1 000 et provoquant le déplacement de milliers de personnes. Les deux armées ont également détruit plus de 400 résidences privées et gravement endommagé des biens publics et commerciaux, des lieux de culte, dont la cathédrale catholique Notre-Dame, des établissements consacrés à l’éducation et des établissements sanitaires, dont des hôpitaux ». Amnesty International avance la mort d’au moins 1 200 civils congolais et plus de 3 000 blessés graves. En 2005, la Cour Internationale de justice (CIJ) rendait un arrêt condamnant l’Ouganda à réparer le préjudice causé sur le territoire congolais : Kinshasa réclamait plusieurs milliards de dollars pour les crimes commis durant la période 1998-2003. Quinze ans après, cette décision n’a toujours pas été suivie d’effets. Les familles des victimes dénoncent une impunité dont elles estiment complices la communauté internationale et le gouvernement congolais. Et le 5 juin n’est toujours pas considéré par les autorités congolaises comme une journée de commémoration nationale.
Lire aussi François Misser, « Au Congo, le candidat battu… est élu », Le Monde diplomatique, mars 2019.
En route vers le milliard, le nouveau documentaire de Dieudonné Hamadi, participe à ce travail de mémoire collective face à l’amnésie de l’État central. Il raconte le voyage, en 2018, depuis Kisangani vers Kinshasa, d’un groupe de personnes handicapées membres de l’association Fonds de solidarité pour les victimes de la guerre de Kisangani — en Lingala : Lingomba ya baye ba zwama na bitumba ya Kisangani —, qui entend faire reconnaitre officiellement ce conflit par les autorités congolaises et obtenir des compensations financières. Après une éprouvante descente en barge du fleuve Congo, le documentaire suit les démarches des victimes dans la capitale. Le pays s’apprête enfin à voter lors des élections générales, après plusieurs reports. En route vers le milliard quitte le groupe alors que la RDC vient d’élire Félix Tshisekedi à sa tête.
Ce documentaire porté à bout de bras et de mémoire, conçu entre deux eaux, presque deux pays, deux histoires nationales, était programmé cette année au festival de Cannes. C’était le premier long métrage congolais en sélection officielle sur la Croisette. Le Covid-19 a forcé les organisateurs à annuler cette compétition. Le film attend désormais les sélections des festivals à venir pour connaître la date de sa première mondiale. Une sortie est prévue début 2021 en France. En attendant, le réalisateur revient sur cette tragédie jusqu’alors confinée dans les oubliettes de l’histoire contemporaine congolaise (1).
« La guerre a éclaté quand nous étions en classe. Avant le déclenchement de celle-ci, nous avons déjà connu ce qu’on appelle la “guerre de 1 jour”, entre les mêmes belligérants, l’armée rwandaise et ougandaise [7 août 1999]. Puis il y a eu ensuite la “guerre des trois jours” [14 au 17 août 1999]. Mais ces évènements n’avaient été jamais été aussi violents que ceux survenus durant la “guerre des six jours”. Le matin, il y avait bien des signaux montrant que quelque chose se préparait, mais nous ne savions pas comment les interpréter : dans le centre-ville, des militaires creusaient des tranchées le long des routes et des ronds points, protégées par des sacs de camouflage sur lesquels avaient été placées des armes lourdes. C’était la deuxième guerre au Congo, et à l’intérieur de celle-ci, il y avait ces affrontements à répétition. Mais ça nous passait au dessus de la tête, en fait. On ne pouvait pas encore imaginer l’ampleur de tout cela. On savait juste que c‘était une situation dangereuse : ça devenait assez courant d’apprendre l’enlèvement d’untel, l’assassinat d’un autre… Ce genre de choses entretenait la psychose, mais nous n’avions pas de lecture globale de la situation dans laquelle nous étions. Ce qui faisait qu’on pouvait aller à l’école avec des tanks le long des routes. C’était normal. Si on se posait beaucoup de questions, tout cela faisait partie du décorum…» Mon père était employé d’une société de tabac, la British American Tobacco, et nous avions la chance d’habiter dans un quartier situé au creux d’une vallée, précisément située entre les deux positions des armées qui s’affrontaient, ce qui fait que les obus nous passaient au dessus…On a bien eu quelques dégâts, des vitres explosées, des balles dans le mur, mais nous n’avons pas connu ce que beaucoup de familles ont éprouvé, comme par exemple de voir un obus exploser dans leur maison ou dans leur cour.
» Personne ne savait tout de suite que ça allait durer six jours. On pensait que ça allait s’arrêter, notamment le troisième jour, quand nous n’avions plus rien à manger. Ce jour-là, y a eu une espèce d’accalmie ou les adultes de la maison ont décidé de sortir pour aller voir ce qui se passait à l’extérieur et si possible trouver de quoi manger et de l’eau, surtout de l’eau. C’est à ce moment là que l’on a a réalisé que c’était grave. À quelques pâtés de maison, il y avait des cadavres qui jonchait les routes. Le soir même, c’était reparti, et ça n’a cessé de tirer jour et nuit jusqu’à la fin.
Lire aussi Colette Braeckman, « Guerre sans vainqueurs en République démocratique du Congo », Le Monde diplomatique, avril 2001.» Mon premier souvenir quand je suis sorti de la maison, c’était l’odeur des cadavres et l’horreur de voir des chiens les bouffer. Ce sont des images que l’on oublie pas facilement. Tout le quartier était infesté d’odeurs de cadavres, partout, tout le temps. Et c’était assez, assez….je veux dire... assez troublant : car en même temps, nous, et d’autres, qui étions encore vivants, nous avions l’air d’être contents au milieu de tous ces cadavres, parce que, finalement, on était encore là. On était heureux d’être encore parmi les vivants, et voilà. Il y avait ces images plus ou moins paradoxales, d’une part, un décor de film d’horreur, avec des cadavres partout et l’odeur, et d’autre part, des gens contents d’être en vie et de savoir que leur famille avait survécu. C’est ce que j’ai ressenti au sortir de cette guerre. Durant quelques semaines, ce fût assez confus, tout le monde redoutait que cela reparte : l’ONU avait décidé que chaque groupe armée sorte de la ville pour reculer de quelques kilomètres, mais nous n’étions pas surs qu’ils allaient obéir. Du coup, mes parents ont décidé de partir vers l’est.» J’ai fini mes études à Goma, ou j’ai obtenu le fameux diplôme d’État (2). Après, je suis parti tout seul à Kinshasa. Je ne suis retourné à Kisangani qu’en 2005, pour rejoindre mes parents qui y étaient retournés. Mais je n’avais pas encore le cinéma comme perspective. Il a fallu attendre que je tourne Maman Colonel » [grand prix du Cinéma du réel 2017] qui m’a ramené à Kisangani pour que je sois confronté au choc alors, que, par hasard, une association des victimes de cette guerre ne vienne rencontrer cette dernière. C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience que cette guerre, je l’avais connue et qu’il y avait toujours des gens qui en souffraient. C’est sans doute une honte pour les jeunes de ma génération, mais une fois qu’on avait connu cette guerre, c’était fini. Pour moi, cet oubli était venu assez naturellement, en particulier parce que j’avais changé de ville : c’était derrière moi. Jusqu’au moment ou j’ai eu ce choc de rencontrer ces survivants, qui plus de quinze ans après, n’étaient toujours pas repartis dans la vie. C’est là ou est venue l’envie de faire En route pour le milliard : les seuls qui s’en souviennent aujourd’hui encore sont ceux qui ont été touchés dans leurs corps et qui ont survécu. Tout ceux qui en sont sortis plus ou moins indemnes n’en parlent pas habituellement, y compris moi.
» J’ai commencé à tourner En route vers le milliard au moment même où le Fonds de solidarité pour les victimes de la guerre de Kisangani m’a appris qu’ils comptaient descendre en barge à Kinshasa. C’était une décision de longue date, reportée plusieurs fois, et ils avaient finalement décidé de passer à l’acte. Il ne fallait pas louper cette occasion. Je savais que si je ne faisais pas le voyage avec eux, je ne faisais pas le film. J’ai démarré le tournage sans fonds et sans avoir posé le projet, sans me poser aucune question : j’avais besoin de les accompagner et de voir ce qui allait se passer à Kinshasa. On est alors rentré dans la barge et on a fait tout le périple sans savoir ce qui se passait ailleurs. C’était la toute première fois que je prenais le bateau sur le fleuve Congo. Je ne savais pas à quoi m’attendre. Je n’avais absolument pas réfléchi avant.. Je vivais comme ça. C’est assez drôle ; je découvrais que dans l’arrière-pays, pour peu qu’on ne soit pas à Kisangani ou Kinshassa, on est quasiment dans un autre temps. Ce qui se passait dans les grandes villes, c’était loin des préoccupations des gens qui voyageaient dans la barge. Nous sommes restés plus d’un mois sur le fleuve.
» À Kinshasa, il a bien fallu à un moment que j’arrête de tourner, je n’en pouvais plus, ça devait finir : mais eux, jusqu’ici ils sont encore là. Avant le Covid, ils campaient devant la Primature, après on les a dégagés. Aujourd’hui ils sont aux alentours. Ils ont été mis à l’écart, mais ils sont encore là, ils se battent. Après le Covid 19, nous allons organiser une grande projection à Kisangani en présence de tous les survivants de la guerre des six jours. Ce sera le point de départ d’une série de projection du film à travers tout le pays. L’alternance historique au sommet de l’État a suscité beaucoup d’espoir au sein de la population, les victimes de la guerre de six jours comprises. Mais force est de constater que près de deux ans après cet avènement, le changement tant espéré n’arrive pas et le doute s’installe peu à peu. »
Des mémoriaux sur les fosses communes
Lire aussi Sabine Cessou, « Transition à haut risque en République démocratique du Congo », Le Monde diplomatique, décembre 2016.
Commémorant cette « violence inouïe [qui] a emporté dans un fleuve de sang et un flot de larmes, le génie, les espérances et les rêves de centaines de [ses] compatriotes », le docteur Denis Mukegwe, figure de la société civile congolaise, prix Nobel de la paix 2018, invite « les autorités de la RDC à soutenir l’édification de mémoriaux sur les fosses communes de nos sœurs et de nos frères frappés par la barbarie humaine. Après des décennies de déni, poursuit Denis Mukwege, le temps est venu de mettre en place des mécanismes d’établissement de la vérité et de la justice pour une réconciliation, une paix réelle et durable. Cela, afin que nos enfants ne se voient pas privés de la mémoire de leurs parents et donc de leur identité, et puissent construire ensemble des lendemains meilleurs ».