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Vous reprendrez bien un peu de guerre froide ?

Jouerait-on à se faire peur ? Reprendrait-on un peu de « guerre froide » à l’ancienne, histoire de distraire les foules, fortifier les alliances, redonner du gras à des lobbies militaro-industriels fatigués de trop de paix ? Après ce que la Russie avait présenté, le mois dernier, comme les plus grandes manœuvres de son histoire, organisées en Sibérie orientale avec le concours amical de l’armée chinoise, voilà que l’OTAN annonce pour la fin octobre la plus grande manœuvre militaire organisée par l’Alliance atlantique depuis la fin de l’affrontement avec l’ex-Union soviétique et ses alliés de l’ex-Pacte de Varsovie…

par Philippe Leymarie, 6 octobre 2018
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« RAF Stenigot », station radar utilisée pendant la seconde guerre mondiale puis par l’Otan et abandonnée en 1996.

Quoi qu’en disent leurs stratèges, ces démonstrations de force paraissent bien se répondre, bien que d’ampleur inégale : 300 000 soldats, 10 000 véhicules et un millier d’aéronefs pour l’exercice russo-chinois « Vostok » en Transbaïkalie, à plus de cinq mille kilomètres de Moscou ; une quarantaine de milliers d’hommes et cent cinquante avions et hélicoptères prévus pour les manœuvres « Trident Juncture 18 » côté OTAN. Les deux coalitions ont également organisé des manœuvres navales en parallèle.

Chacun aussi se drape dans la dignité : l’Alliance organise son exercice « défensif et transparent », face à un « ennemi imaginaire », assure-t-elle ; mais la manœuvre se déroule sur le flanc nord-est de l’Alliance, c’est à dire aux portes de la Russie (qui accuse justement l’OTAN de l’encercler militairement et politiquement depuis la fin de l’Union soviétique). L’ennemi était également « imaginaire » côté russo-chinois, mais le vice-ministre de la défense Andreï Kartapolov n’a pas caché qu’il s’agissait « de le faire pour que nos “partenaires” » puissent voir ce dont nous sommes capables sur n’importe quel théâtre de guerre. Et, croyez-moi, ils vont recevoir le message » (1).

Comportement malveillant

Mais, surtout, le contentieux s’alourdit entre les deux camps. Sans prétendre être exhaustif, notons parmi les récriminations occidentales :

 le fait que la Russie développerait un nouveau système de missiles de croisière pouvant atteindre notamment les pays baltes, en violation du traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI) dont Washington songerait à se retirer ;
 toute une zone aérienne sur la Baltique deviendrait plus ou moins inaccessible pour les appareils des pays-membres de l’OTAN ;
 la Russie est accusée publiquement par le secrétaire américain à la défense, James Mattis, d’avoir « un comportement malveillant » : c’est ce qui expliquerait selon lui — et bien plus que les admonestations du président Donald Trump — que les pays européens réinvestissent dans les budgets défense (2) ;
 au cours de la même réunion des ministres de la défense de l’OTAN, le jeudi 4 octobre à Bruxelles, plusieurs pays — États-Unis, Royaume-Uni, Pays-Bas, Canada, mais aussi l’Australie (qui n’appartient pas à l’OTAN) — ont vivement accusé le renseignement militaire russe (GRU) d’avoir mené les principales cyberattaques mondiales de ces dernières années, et promis de mettre en commun leurs moyens de cyberdéfense (3) ;
 « La Russie doit cesser son comportement irresponsable, incluant l’usage de la force contre ses voisins, des tentatives d’immixtion dans des processus électoraux et des campagnes massives de désinformation », a affirmé le secrétaire général de l’Alliance atlantique, Jens Stoltenberg, au cours de cette réunion de Bruxelles, convoquée dans les locaux tout neufs de l’OTAN.

La Russie retourne la plupart de ces accusations en direction de l’Alliance atlantique :

 c’est l’OTAN qui violerait, selon Moscou, le traité FNI : de sa base de défense aérienne en Roumanie, notamment, elle (en fait, « ils », les Américains) pourrait mettre en œuvre des missiles de croisière Tomahawk, qui sont une arme de première frappe déguisée en antimissile ;
 Vladimir Poutine, le président russe, regrettait une fois de plus en juillet dernier la « remilitarisation du continent européen sous impulsion de l’OTAN » (4) ;
 « Nos interlocuteurs qui parient sur une exacerbations des sanctions, ou qui tentent, disons, d’attirer l’Ukraine ou la Géorgie dans l’orbite de l’Alliance devraient réfléchir aux conséquences possibles d’une telle politique irresponsable », avait martelé le chef de l’État russe.

Finalement, de l’amour…

On relèvera au passage la désormais habituelle rhétorique de Trump, où l’on prêche tout et son contraire ; où l’on surjoue le méchant pour finir comme un gentil inattendu ; où tout est intérêt, négoce, rapport de force, sur fond de déréglementation, de retour au bilatéral, et « d’America first » (d’abord), quand ce n’est pas « only » (seulement). Exemple : le même homme qui vilipendait l’OTAN il y a un an, qui menaçait de la quitter, qui enjoignait les Européens de payer leur loyer, leur dette ; de cesser de « voyager en passager clandestin », en faisant comme si c’était aux « riches » États-Unis de payer pour la défense de leurs « pauvres » alliés… (5), ce même homme jurait en juillet dernier, quelques heures avant d’aller rencontrer le président russe, que « l’OTAN n’avait jamais été aussi forte… jamais aussi rassemblée… », et que si le sommet de l’organisation quelques jours plus tôt avait été « un peu dur au début », cela a « finalement été de l’amour », le parrain américain ayant pu constater les progrès budgétaires de certains de ses filleuls en seulement un an, et se féliciter d’être « à nouveau respecté ». Et d’avoir fait déjà, à la louche, une première économie d’une centaine de milliards de dollars…

Commercial en chef

Mais pourquoi Trump agite-t-il cet objectif un peu « magique » des 2 % du PIB de dépenses militaires à atteindre dans chaque pays, se demandait le 10 juillet dernier notre confrère du site bruxellois B2 :

« C’est un argument de commercial en chef. Ce message “made in USA” n’est pas nouveau en soi. Mais en mettant en défaut, de façon beaucoup plus incisive, ses principaux alliés, Donald Trump crédibilise l’idée — qu’il répand à foison dans l’opinion américaine — que les États-Unis paient pour tout le monde, à l’aide d’un outil facilement mesurable, quasi mathématique. Il justifie au passage les mesures de rétorsion économique (comme la hausse des droits de douane sur l’acier) envers ces “profiteurs” d’Européens. En obligeant les Européens à accélérer le pas, il les met enfin en demeure de s’équiper. Et quoi de mieux que le matériel américain, disponible, opérationnel, interopérable, et souvent moins cher (à l’achat du moins) pour cela. Le 2 % est, en fait, surtout un moyen de dire “achetez US, et vite” ».

Une invitation déguisée, donc, qui ne fait pas l’affaire des industries européennes de l’armement, et de ce qu’on appelle « l’Europe de la défense », d’autant qu’elle s’accompagne de l’appareil habituel de limitations des ventes étrangères aux États-Unis, grâce à l’étroite protection politique du marché américain : une firme étrangère ne peut concourir aux appels d’offre que si la moitié de la valeur des produits concernés résulte d’une production aux États-Unis ; la part américaine des produits peut même s’accroître s’il s’agit de composants et systèmes jugés stratégiques, etc. (6)

De Donald à Donald

Lire aussi Martine Bulard, « Chine - États-Unis, où s’arrêtera l’escalade ? », Le Monde diplomatique, octobre 2018.

Cette attitude jugée souvent déloyale, ou en tout cas inégalitaire de la part de l’exécutif de Washington — qui n’est guère critiquée par l’actuel gouvernement français, plus atlantiste que jamais —, irrite en revanche certains dirigeants européens. Tout polonais et conservateur soit-il, Donald Tusk, le président du conseil européen, a ainsi adressé à Donald Trump une lettre ouverte quelques jours avant cette réunion de l’OTAN à Bruxelles : « Chère Amérique, considérez mieux vos alliés, après tout vous n’en avez pas tant que ça ».

Donald Tusk regrette que le numéro un américain ait passé une partie de son temps depuis son élection à s’en prendre à l’Europe : « L’Amérique n’a pas et n’aura pas de meilleur allié que l’Europe, qui dépense aujourd’hui beaucoup plus dans la défense que la Russie et autant que la Chine ». Déjà, sur son compte Twitter, le 16 mai dernier, Donald Tusk — après la sortie des États-Unis de l’accord nucléaire avec l’Iran et l’annonce de mesures de rétorsion économique contre les pays de l’Union européenne –- avait écrit : « Quand on voit les dernières décisions de Donald Trump, on pourrait même penser : avec des amis comme ça, on peut se passer d’ennemis ».

Philippe Leymarie

(1Propos recueillis par le journal Kommersant, cité par Isabelle Mandraud, du Monde, dans son reportage, le 15 septembre 2018.

(2Parmi les 28 pays membres de l’Alliance, seuls cinq (États-Unis, Grèce, Royaume-Uni, Estonie, Pologne) dépensent au moins 2 % de leur PIB dans la défense. Quatre autres s’en rapprochent (Lettonie, Lituanie, Roumanie, Pologne).

(3Au même moment, aux États-Unis, on annonçait l’inculpation de sept agents du renseignement militaire russe pour une campagne de cyberattaques qui aurait visé des instances sportives, une agence internationale — l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), basée aux Pays-Bas — et une société.

(4Pour comprendre l’état d’esprit des Russes, voir l’enquête d’Hélène Richard, « Quand la Russie rêvait d’Europe », et l’article de Philippe Descamps, « “L’OTAN ne s’étendra pas d’un pouce vers l’est” » dans Le Monde diplomatique de septembre 2018.

(5À la Maison blanche, on est persuadé que les neuf dixièmes des dépenses pour la défense de l’Europe sont acquittés par les États-Unis d’Amérique. Lire, sur ce blog, « Donald Trump, l’OTAN et les passagers clandestins ».

(6Voir Renaux Bellais, « Commerce transatlantique des armements : à armes égales ? », DSI Hors série 61, septembre 2018.

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