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Vu d’Australie

par Mira Kamdar, 4 juillet 2008

Il n’y a pas mieux pour comprendre l’étendue du monde anglo-saxon que de prendre l’avion de New York à Sydney. Le vol 108 de la compagnie australienne Qantas quitte l’aéroport Kennedy le soir à 19 heures, pour arriver six heures plus tard à Los Angeles. Après une escale de deux heures, on se réinstalle avec résignation dans son siège, pour plus de treize heures.

Consciente que ses vols sont longs, à la limite du supportable, Qantas propose aux passagers un choix impressionnant de films, disponibles sur des écrans personnels même en classe économique. Elle offre en priorité les dernières productions hollywoodiennes, mais aussi quelques films asiatiques, des films européens, notamment français, et même une poignée de films australiens. Où ailleurs que sur ce genre de vols peut-on voir le superbe Ten Canoes (Peter Dijgirr, 2007), qui raconte la vie des autochtones de ce vieux continent qu’est l’Australie, dans le petit détail humain, avec beaucoup d’humour et même de tendresse ?

Dès le débarquement à Sydney, on est dérouté de se retrouver, après toutes ces heures de vol, après l’immense océan traversé, non pas en Asie — avec une langue parlée et écrite totalement différente, des gens qui ne ressemblent pas trop aux gens du pays que l’on vient de quitter —, mais dans un monde qui ressemble, à peu de choses près, au monde abandonné plus d’une demi-journée auparavant. On se sent bizarrement « non dépaysé », comme si l’on avait été la victime d’une ruse énorme, et que ces heures interminables avaient en fait été passées dans une salle de cinéma ou dans un simulateur de vol. Parmi les premières choses vues juste après le passage de la douane : un Starbucks, un McDonald’s, un distributeur de la Citibank. Tout est en anglais.

Pourtant, l’Australie n’est pas l’Amérique. Sydney, dès l’aéroport, est beaucoup plus propre que n’importe quelle ville américaine, surtout New York, avec ses allures de XIXe siècle un peu négligé et son infrastructure du milieu du siècle dernier qui commence à se sentir usée. Malgré la présence d’immigrés européens, moyen-orientaux et asiatiques qui ne cesse de croître, on a l’impression de voir une population étonnamment homogène, très « blanche », voire très « anglaise » ; ce qui contraste avec la diversité bouillonnante de la population américaine. L’Australie, au premier abord, se présente comme l’idéal de la droite européenne : un pays occidental, homogène, blanc, propre et prospère ; un grand îlot en guise de continent de la civilisation occidentale séjournant bravement entre l’immensité du Pacifique et celle de l’Asie.

C’est d’ailleurs proche de l’image que l’Australie avait d’elle-même sous le gouvernement du conservateur John Howard, qui, resté aux affaires pendant onze ans, jusqu’en décembre 2007, a mené une politique de solidarité absolue avec l’administration Bush. L’Australie de M. Howard soutenait l’invasion de l’Irak, où elle avait envoyé un contingent de 550 militaires. Elle combattait l’immigration afin de conserver, assurait-elle, le caractère anglais du pays ; elle poursuivait une politique économique de libéralisme enthousiaste, et niait la réalité du changement climatique.

Même la sécheresse record que vit l’Australie depuis quelques années, la pire depuis mille ans, dit-on ici, n’a pas convaincu le gouvernement de M. Howard que le réchauffement de la Terre pouvait menacer son pays, peut-être plus gravement que les « hordes d’immigrés non anglais » qui y cherchaient asile. Déjà, le continent n’est habitable que sur une partie de son littoral, l’intérieur étant un vaste désert où seuls les indigènes avaient trouvé des stratégies de survie, désormais tombées en désuétude. Aujourd’hui, le problème est si grave que des réseaux fluviaux disparaissent, tels ceux du Darling et du Murray, dont les niveaux sont plus bas que jamais. Or ces systèmes alimentent les villes du pays ainsi que toute sa production agricole : le blé, le riz, la vigne, les fruits et les légumes. Pour l’heure, les Australiens se consolent car, s’ils ne peuvent plus exporter des productions désormais insuffisantes, le pays produit encore assez pour assurer la consommation intérieure. Mais la disparition du blé australien du marché international et de son riz des marchés régionaux ont contribué à la très grave disette de céréales que connaît le monde en ce moment.

L’équipe de M. Howard a privilégié ses relations avec les Etats-Unis, son grand cousin d’outre-Pacifique, notamment par rapport à une Chine en pleine expansion. Le quartet composé de l’Australie, du Japon, de l’Inde et des Etats-Unis, et appelé « arc de la liberté et de la prospérité », a été créé avec l’objectif de contenir les prétentions croissantes de Pékin en Asie du Sud-Est. Et surtout de contrôler les routes de commerce maritimes entre l’Asie et le Pacifique, que les Etats-Unis estiment d’un intérêt national vital.

Changement de cap radical
Avec l’élection du travailliste Kevin Rudd, tout bascule. Immédiatement après son investiture, le 3 décembre 2007, le nouveau premier ministre signe le protocole de Kyoto, symbole de la coupure radicale avec la politique de son prédécesseur. En outre, il promet de réduire de 60 %, avant 2050, les émissions des gaz de son pays susceptibles de contribuer au réchauffement de la planète. Depuis le 1er juin 2008, les troupes australiennes se sont retirées d’Irak. Le gouvernement agit sur le plan social avec la même vigueur, garantissant par exemple des congés de maternité comparables à ceux en vigueur dans la plupart des pays d’Europe.

M. Rudd a aussi fermé deux prisons de sinistre réputation, construites sur des îles, où étaient détenus des immigrés en situation irrégulière. L’Australie, à la différence d’autres économies avancées, jouit d’une situation de plein-emploi, voire d’un manque de main-d’œuvre, surtout qualifiée. Elle a besoin, si elle veut soutenir sa croissance économique, d’en faire venir — essentiellement d’Asie. Déjà des dizaines de milliers d’étudiants asiatiques, surtout chinois et indiens, peuplent les facultés de Sydney, de Melbourne et de Canberra.

En politique étrangère, le changement est visible. Seul chef d’Etat étranger à parler couramment le chinois, M. Rudd préside actuellement à la réorientation de son pays. Alors que son prédécesseur voyait en l’Australie un modeste avant-poste de la civilisation occidentale, avec sa population de vingt millions de personnes, au milieu d’une Asie énorme et potentiellement menaçante, il comprend que la géographie comme l’histoire font que le destin de l’Australie se trouve en Asie. Selon lui, l’essor de la Chine, irrépressible, peut représenter de nouvelles opportunités pour le pays. Son gouvernement mène donc des négociations pour conclure un accord de libre-échange avec Pékin, semblable à celui qui existe déjà avec les Etats-Unis (Australia United States Free-Trade Agreement, Ausfta).

En avril 2008, M. Rudd a convoqué un groupe assez hétérogène de dirigeants politiques, économiques, intellectuels et culturels de son pays afin de contribuer à définir une vision de l’Australie en 2020. On y trouvait l’actrice Cate Blanchett, aux côtés de l’homme le plus riche du pays, M. Andrew Forrest. Il va sans dire que la droite australienne s’est moquée royalement de cet effort, qui ressemblait un peu, il faut l’admettre, à un cocktail où toute la jeunesse dorée de gauche était invitée à côtoyer les puissants et les fortunés.

« Australia 2020 » a produit des résultats fort mitigés. Certaines des propositions ont déjà cédé devant des réalités indépendantes de la volonté gouvernementale, telle l’augmentation du prix du pétrole. Ainsi, les ambitions du premier ministre pour la réduction des émissions de carbone, si louables soient-elles, paraissent extrêmement optimistes.

Ce qui semble acquis, c’est la réorientation de l’Australie vers l’Asie, dont elle s’estime partie prenante — une Asie qui, il n’y a guère de doutes, sera dominée par la Chine. M. Rudd souhaite créer, sur le modèle de l’Union européenne, une Union Asie-Pacifique qui comprendrait les 21 pays membres de l’APEC (Asia Pacific Economic Cooperation), auxquels se joindrait l’Inde. Les premiers sujets de préoccupation communs qui devraient intéresser cette nouvelle union : le terrorisme et la sécurité énergétique.

Inutile de préciser que l’administration Bush n’est pas emballée par ce nouveau gouvernement australien. Il reste à voir si le futur président américain se montrera aussi audacieux que le premier ministre de l’Australie. Reconnaîtra-t-il l’évolution de l’Asie ? A l’évidence, les Etats-Unis se trouvent face à un Pacifique moins enclin à leur laisser les mains libres...

Mira Kamdar, chercheuse, Asia Society, New York ; auteure de Planet India : L’ascension turbulente d’un géant démocratique (Actes Sud).

Mira Kamdar

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