C’est l’histoire d’un petit gars, en vacances chez sa grand-mère. Il habite les beaux quartiers, il joue dans la rue et il rencontre Swing. Elle a comme lui 12 ou 13 ans, ils sont encore des enfants, à peine des adolescents. Ils jouent comme on joue à cet âge-là, en courant la ville et la campagne, ignorant des clôtures et des propriétés, sautant des grumes instables d’un stock de bois aux trous d’eau de la rivière, transformant par leur seule présence des endroits qui n’existent qu’à peine en terrains d’aventure.
Swing habite dans une caravane avec sa famille. Roms, manouches ou gitans, ils sont des gens du voyage, ils sont libres, et surtout, ils jouent de la musique. Le petit gars va y apprendre à jouer de la guitare au contact d’un homme, peut-être un oncle de Swing. Sa grand-mère, qui ressemble à s’y méprendre à la vieille dame dans Babar l’Eléphant, feint de ne voir dans ces leçons que l’apprentissage d’un instrument. Mais, le temps d’un été, au rythme des « Yeux noirs », va se jouer bien davantage pour ces deux enfants : l’apprentissage de l’amour en même temps que celui de l’autre, différent mais si peu, juste assez pour donner à la vie le goût du neuf et de la découverte.
C’est un vendredi soir un peu frais, de la fin de l’été, la nuit venue, la grille de la friche de la rue Piat s’est ouverte pour une séance de cinéma en plein air. Les chaises en plastique s’affaissent dans les gravats et le vidéoprojecteur vacille sur son tabouret, mais la dent creuse de la rue fait salle comble, avec une centaine de personnes plus attirées par le caractère inédit de l’expérience que par l’aubaine d’une séance gratuite.
Dans la nuit imparfaite des réverbères et des ampoules de cuisine – encore à incandescence – qui s’allument derrière l’écran, dans le bruit des scooters et du commerce de la rue Piat, le film tisse son récit. Est-ce parce que l’actualité est à la honte de l’expulsion des Roms par le pays des droits de l’homme et que la programmation de ce film sonne juste, ou bien parce que les 250 m2 de friche de cette dent creuse, qui s’étaient peu à peu transformés en espace public potentiel, se sont enfin ouverts ? Est-ce parce que l’espace se découvre à la bonne dimension pour accueillir une douzaine de rangs avec une allée centrale et que l’on s’y sent bien ? Tout cela sûrement à la fois mais surtout, par un effet miroir saisissant avec le film, chacun goûte avec délectation ce sentiment de nouveauté et de surprise que provoque cette projection hors les murs.
Dans ce contexte, le cinéma déshabillé par ses projectionnistes se découvre nu, débarrassé de ses encombrants attributs normatifs, salles obscures, supermarchés d’images en multiplexes et autres écrans plats domestiques. A l’instar des photographies mises sous verres afin que le reflet du spectateur et de son champ dialogue avec l’image en se superposant à elle, la projection dans la ville se superpose à l’urbain et en réinvente l’espace, le vécu, la conscience. La friche, soudain, est habitée par les spectateurs, majoritairement issus de la rue. Les gens parlent, un avion passe dans le ciel, les scansions de Django Reinhardt font battre les semelles, la ville est jeune de nouveau.
C’est l’histoire d’un lieu dans la ville, ou plutôt d’un trou dans la ville, comme il peut y en avoir sur un tissu. La friche de la rue Piat est l’une de ces parcelles laissées vides entre deux immeubles et sur lesquelles notre époque ne sait plus construire. Le cocktail qui aboutit à la création du vide par l’absence de projet est ici, comme souvent, issu de la combinaison d’un sous-sol miné de carrières, d’un sol pollué par un ancien atelier de mécanique, d’une surface au sol trop contrainte par le dernier plan local d’urbanisme. Le tout mis ensemble et longuement secoué par le propriétaire des lieux, en l’occurrence le Centre d’action sociale de la Ville de Paris, de nombreux promoteurs et d’encore plus nombreux architectes, aboutit au constat sans cesse renouvelé de l’impossibilité d’équilibrer les comptes d’une quelconque opération immobilière.
Du coup, la parcelle reste vide. Longtemps masquée par une palissade opaque derrière laquelle se développait une véritable friche, les héberges ont récemment été restaurées de façon à préserver l’intégrité des murs mitoyens et la friche nettoyée. L’association Belleville en vue a obtenu, après de longues négociations, les clefs du site pour deux journées de projection qui se sont déroulées les 17 et 18 septembre 2010.
L’idée n’est pas neuve qui consiste à projeter en plein air sous le ciel de Paris, les transats du parc de La Villette en témoignent, et l’association qui milite pour la création d’un cinéma de quartier à Belleville revendique déjà plusieurs centaines de projections dans des lieux détournés. Pourtant, cette mise en situation d’une projection dans les murs de la cité mérite attention.
Tandis que l’exigence économique à fini par reléguer au ban des villes la grande distribution de l’industrie cinématographique, il est remarquable de constater qu’un film d’auteur comme Swing de Tony Gatlif parvient à réunir une centaine de personnes, sans aucune publicité autre qu’un affichage local, et dans des conditions de confort plus que spartiates.
Plus que la gratuité de la projection, c’est le contexte associatif micro-local qui est mobilisateur. L’événement, servi par la vidéo-projection, plus légère que la projection bobines et qui permet d’accéder facilement à une bonne qualité de son et d’image, est plus contemporain qu’il n’y parait. Il tient tout à la fois du « happening », de l’apéro géant et du faire-ensemble. Ce cinéma improvisé joue à plein un rôle que seules certaines vieilles salles de projection, les séances de brousses du continent africain ou encore certaines conférences thématiques provoquent encore. Il s’institue en lieu de médiation collective et retourne le stéréotype dominant du cinéma commercial. Alors que la grande salle au confort anonyme et à l’acoustique irréprochable isole les individus dans une relation hypnotique à la projection, la séance de rue permet d’agréger un groupe dans une relation active entre le spectacle donné et la réalité sensible du cadre environnant. Elle lui donne l’occasion d’utiliser en commun une place, c’est-à-dire de créer par la seule vertu de l’accord collectif un espace public (1). Nulle architecture, pas d’aménagement urbain ni de projet paysager, rien d’autre que l’usage éphémère qui en est fait ne vient caractériser les lieux. Ce qui crée l’espace public relève ici d’une conjonction délicate entre les caractéristiques de l’emplacement, l’échelle du vide, la programmation et le public concerné.
La dent creuse, d’espace perdu, s’est transformée le temps d’un week-end en espace public éphémère. Elle était avant cela un lieu de biodiversité endémique, ce qu’elle redeviendra peut-être, à moins qu’un jardin partagé ne vienne s’y installer, ou que ne s’y institue plus régulièrement la pratique du cinéma en plein air. De friche, la parcelle est ainsi devenue « jachère urbaine », c’est à dire un site sur lequel peuvent s’enchaîner plusieurs programmes successifs, jusqu’à ce que puisse être mise en place une destination plus pérenne.
Cet éphémère zapping d’activités et d’usages de l’espace urbain nous propose d’abord de ré-expérimenter collectivement l’espace physique de la rue. La médiation de l’art cinématographique nous y incite d’autant mieux qu’elle suggère une double invention : celle d’un mode participatif incluant la perception de l’œuvre au titre de sa création, et, simultanément, celle de nouvelles figures d’usage de l’espace public contemporain.