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Rencontre avec un peintre chinois

Zeng Fanzhi, le cru et le cuit

par Philippe Pataud Célérier, 28 octobre 2013

Zeng Fanzhi est agacé. Il y a une dizaine de jours, on apprenait que The Last Supper (le dernier repas), une peinture exécutée par l’artiste en 2001, était achetée, lors d’une vente aux enchères à Hongkong, au prix vertigineux de 17 millions d’euros (180,4 millions de dollars Hongkongais). Un record. Aussi bien pour une œuvre d’art asiatique contemporaine que pour un artiste chinois encore vivant. Mais ce chiffre n’est pas sans ironie. The Last super, version contemporaine de la célèbre cène de Léonard de Vinci, ne met-il pas en scène une trahison aux résonances beaucoup plus politiques ?

Le Christ communiant, communisant, annonce à ses apôtres que les idéaux du communisme ont été trahis par l’un d’entre eux. Ce Judas « made in China », à la différence des onze autres apôtres, ne porte pas de foulard rouge autour du cou, comme chaque jeune pionnier enrôlé dans le communisme – mais une cravate jaune, couleur de l’empereur, du pouvoir, de l’or… et de l’argent.

17 millions d’euros. L’actualité est espiègle et Zeng Fanzhi agacé par les questions des journalistes. Le peintre est en France pour inaugurer la première grande exposition occidentale que lui consacre un musée, en l’occurrence le Musée d’art moderne de Paris — non pour commenter ce tableau vendu aux enchères par le baron belge Guy Ullens, l’un des plus grands collectionneurs d’art contemporain chinois avant qu’il ne ferme son centre d’art contemporain, le premier du genre jamais créé en Chine (1). Mais si Zeng Fanzhi ne porte pas de cravate, ni de col Mao, nul n’ignore qu’il est aujourd’hui l’artiste chinois contemporain le plus côté (2). Des chiffres embarrassants quand ils évincent tous les autres critères pour juger de la valeur d’une création.

Zeng Fanzhi préfère parler de son travail. Et ses premières peintures interpellent avec des titres pas forcément réjouissants : « Hôpital », « Viande », « Crépuscule ». En 1992, il a 28 ans. Etudiant à l’Académie du Hubei il vit à Wuhan. Sur les toiles, les corps sont nus, nerveux ; de cette nudité qui exprime le dénuement, l’état de manque. De liberté ? D’expression ? Les torses sont rouges, les chairs à vif comme hachées par les os du thorax, avec cette régularité de carcasse qu’ont les animaux de boucherie prêts au négoce. Instincts d’une nature qui crierait par tous les pores ce que les bouches ne peuvent exprimer ?

Trois ans après la répression des manifestations étudiantes de 1989, place Tiananmen à Pékin, les évènements sont dans toutes les têtes. Le sont-ils aussi dans celle de Zeng Fanzhi ? Avec pour prisme déformant la vision du premier ministre Li Peng surnommé alors « le boucher de Pékin » pour avoir proclamé la loi martiale et poussé le Parti à privilégier le bain de sang ? « À cette époque, répond Fanzhi, j’avais presque 30 ans. Les peintres expressionnistes allemands m’influençaient beaucoup. Je parlais avec mes tripes, de mon environnement quotidien. Le foyer d’étudiants n’ayant pas de sanitaires, je fréquentais l’hôpital voisin. Une scène de rue m’avait particulièrement obsédé. Des gens s’allongeaient sur de la viande congelée pour avoir moins chaud l’été. J’ai pris des photos et j’ai peint le tableau. L’année d’après je partais à Pékin. » Fanzhi n’en dit pas davantage.

Les mains trahissent la condition sociale

Les corps sont désormais habillés. L’homme urbain et social se construit ; assujetti, donc forcément moderne. Le cru cède la place au cuit, comme autrefois on opposait en Chine le centre civilisateur à la périphérie barbare et ses populations « crues » qu’on entendait assimiler. Dans sa nouvelle série intitulée « Mask » les hommes sont vêtus à l’occidentale (costumes, cravates, chaussures à lacets, ou petites jupes, ceintures, marques mondialisées) de la tête aux pieds, exception faite des mains. Surdimensionnées, volumineuses, rougeâtres, elles poussent comme les dernières excroissances d’une idéologie finissante. La main n’est-elle pas l’outil par excellence de l’ouvrier, du soldat, du paysan, les trois piliers du communisme ? « Les mains, on ne peut jamais les cacher, souffle Fanzhi. Elles trahissent toujours notre condition sociale. Pour le reste, on peut tout cacher, une expression, un visage, car on n’avance jamais sans masque en société. »

Mais quel est celui qu’il faut prendre dans ce milieu urbain en pleine mutation ? Quelle figure montrer dans cette société chinoise en quête d’une modernité qui passe par son occidentalisation ? Comment s’identifier à des codes vestimentaires qui ne sont pas les siens, ou desquels on est exclu ? Question lancinante chez Zeng Fanzhi, qui n’a jamais pu porter durant son enfance le foulard rouge des pionniers à cause de ses grands parents, relativement aisés. L’artiste connaît le pouvoir de l’image. Sa vision du monde a d’abord été façonnée par la propagande maoïste, qui définissait un style de masse par sa capacité à se fondre avec les pensées et les sentiments des ouvriers, des paysans et des soldats — la vie telle qu’elle est reflétée dans l’art doit se tenir plus proche de l’idéal, et être ainsi plus universelle que la vie quotidienne. Et une figure infusée par le bonheur en est incontestablement un signe universel.

La propagande maoïste avait ouvert la voie. Le capitalisme lui emboîte le pas. Rien de mieux qu’une figure hilare pour encourager hier la production, aujourd’hui la consommation. L’expression du rire sera donc ce masque artificiel qui cache moins les traits physiques des personnages que les sentiments confus — entre bonheur et désespoir — qui les animent. Car sous le vernis des conventions sociales qu’incarnent costumes occidentaux et postures stéréotypées, les personnages perdent peu à peu de leur essence. Le cuit prend le pas sur le cru. Ils cachent désormais le fait qu’ils n’ont peut-être plus rien à cacher. Zeng Fanzhi qui a travaillé pendant près de dix ans (1994 à 2004) sur cette série mask tombe à son tour le sien en faisant un autoportrait à visage découvert (Portrait, 2004).

Il ne porte pas de foulard rouge mais un immense imperméable aux reflets carnés qui l’enveloppe de la tête aux pieds. Tout est désormais policé. Mêmes les mains ont disparu, et le cheval, outil du monde agraire par excellence, est devenu un jouet à roulette. L’homme moderne n’est plus dans son corps mais dans sa tête – multiple, de plus en plus complexe à saisir en dépit des apparences, comme ces ombres portées qui fuient dans des directions opposées malgré une lumière homogène. Au collectif et à la conscience du social se substituent l’individu, l’isolement et la conscience du psychologique. Désormais l’homme doit apprendre à vivre, moins avec les autres qu’avec lui-même.

Pour retrouver sa nature au-delà des scléroses sociales, ne doit-il pas s’éloigner du monde urbain ? Les dernières toiles montrent des personnages en prise avec une nature hostile, faites de lignes inextricables, de mouvements qui agrippent et donnent vie, loin des postures stéréotypées équarries par des costumes trop bien coupés. Zeng Fanzhi revient à ses origines culturelles. La nature est traitée comme une calligraphie avec une pâte épaisse sous une gestuelle instinctive. Les lignes foisonnent. Inextricables, touffues, enchevêtrées. Exit les surfaces lisses, patinées par les conventions urbaines et les (im)postures physiques. Le trait est sauvage, violent sous la pluie, les herbes, le vent. La nature reprend le dessus. Comme si Zeng Fanzhi souhaitait empêtrer l’être social pour retrouver l’être naturel et l’enraciner à distance de toutes idéologies.

Du 18 octobre 2013 au 16 février 2014, au Musée d’art moderne de la ville de Paris.

Philippe Pataud Célérier

(1« Des chiffres et des artistes » dans « Chine, Etat critique », Manière de voir, n° 123, juin-juillet 2012.

(2 Il a accumulé 25,19 millions de recettes en quarante-cinq lots vendus (entre juillet 2012 et juin 2013) ; cela représente le quatrième chiffre d’affaires mondial réalisé en salle des ventes, selon Art Price.

L’auteur adresse tous ses remerciements à Zeng Fanzhi, Ning Chunyan, Jane Jin et Genevieve Clastres.

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