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Une valse à trois temps

L’action publique au-delà de McKinsey : mécanique du dévoiement

Nous vivons depuis quelques années, à l’instar de toutes les démocraties occidentales, une mutation profonde de l’action publique, non plus impulsée par la représentation politique et l’appareil d’État, mais déléguée aux acteurs privés et à leur lobbying, inscrit, à l’état gazeux, comme un phénomène naturel, au cœur de la République, longtemps incontestable car indiscernable. Une « disruption » qui s’est brutalement accélérée sous le quinquennat de M. Emmanuel Macron.

par Marc Laimé, 7 avril 2022
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J. Svoboda, d’après L.W. Sambon : « Parasites : a parasitical worm, shown much enlarged, with its hosts » (parasites : un ver parasite, montré très agrandi avec ses hôtes), avant 1931.

Pour mesurer l’ampleur et l’impact de ces mutations structurelles, iceberg dont l’affaire McKinsey n’est que la partie émergée, il faut observer la nouvelle « valse à trois temps » qui accompagne désormais l’élaboration des politiques publiques.

Lire aussi Frédéric Lordon, « Leur société et la nôtre », 1er avril 2022.

L’actualité nous offre quelques exemples éclairants, dans le seul domaine de l’environnement, avec l’accélération insensée de la méthanisation agricole (1), déclenchée en février 2018 par M. Sébastien Lecornu, alors secrétaire d’État auprès du ministre de la transition écologique et solidaire M. Nicolas Hulot, pour complaire à la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), puis l’apparition surprise, à trois semaines de la présidentielle, d’un projet de « nouvelle loi sur l’eau » portée conjointement sur les fonts baptismaux par Veolia, Suez, et la FNSEA. La pantomine des « Assises de l’eau » l’avait précédé, tout comme le « work in progress » de l’élaboration de la future « Stratégie nationale de la biodiversité 2030 », invraisemblable pandemonium mobilisant la jet-set mondiale de la « préservation de la nature », ou encore la création quasi-clandestine d’une nouvelle taxe destinée à financer la préservation de la biodiversité.

Les dysfonctionnements affectant l’action publique alimentent depuis des lustres d’interminables gloses et commentaires. Où sont fustigées d’insondables « pesanteurs administratives ».

Le ministère de l’impossible

Dans un petit ouvrage, tout juste paru (2), un ancien conseiller des ministres de l’écologie François de Rugy et Barbara Pompili en livre des exemples documentés, de l’intérieur :

« On ne soupçonne pas à quel point l’administration pèse sur l’élaboration des décisions publiques. Une loi, par exemple, sera préparée par une administration pilote, discutée dans les services du ministère, puis confrontée aux autres administrations du gouvernement dans les fameuses réunions interministérielles (on dit RIM) arbitrées par Matignon. Ces RIM vont ensuite se multiplier à chaque étape du processus : avant l’envoi au Conseil d’État, le passage en Conseil des ministres, l’examen en commission puis en séance de l’Assemblée nationale et du Sénat. Une loi adoptée après un seul examen parlementaire aura été « RIMée » une bonne dizaine de fois ! Chacune de ces étapes constitue une nouvelle occasion, pour l’administration, d’intervenir sur le texte.

Les RIM, parlons-en. Elles fonctionnent comme un corps social à part entière, avec ses codes, ses références, son langage. Dans ces réunions, pas la peine d’évoquer des études scientifiques ou de débattre des attentes de la société. On parle “technique”, “amendements” et “respect de la ligne gouvernementale”. Les dynamiques majoritaires et le conformisme de groupe inhibent les comportements individuels. Sans même s’en apercevoir, on s’autocensure par crainte de susciter l’indifférence ou, pire, le sarcasme.

Même la scénographie de ces réunions semble avoir été pensée pour décourager les dynamiques d’opposition. Face au ministère qui pilote le dossier débattu, les autres départements sont invités à exprimer leurs réserves, nombreuses, ou leurs encouragements, exceptionnels. Les RIM sont des instances de soustraction : si vous démarrez avec un capital politique de 80 %, celui-ci diminue à chaque étape du processus : 60 %, 40 %, etc. Et s’il vous reste 30 % de votre ambition en bout de course, vous pouvez vous estimer heureux. L’écologie sort rarement gagnante de ces messes-là. J’ai gardé le mail reçu d’un haut fonctionnaire à l’issue d’une de ces RIM sur la loi énergie-climat. En quelques lignes, la missive illustre l’ampleur des réactions suscitées par nos propositions : “gigantesque”, “explosif”, “socialement inique”, “pas raisonnable”, “difficulté absolument terrifiante”. Entendons-nous bien : il est sain d’avoir des désaccords au sein d’un collectif gouvernemental, mais l’écologie est la seule à être systématiquement qualifiée en ces termes. »

Triomphe du consulting

Sur un autre front, celui de la remise en cause du recours croissant par l’État et ses opérateurs aux cabinets de conseils privés, une commission d’enquête sénatoriale vient de rendre un rapport accablant (3). Outre des dérives financières scandaleuses et le conflit d’intérêts institutionnalisé, c’est sur la « méthode » que la commission pointe des travers systémiques :

« Les consultants peuvent travailler en “équipe intégrée” chez leurs clients et sont alors quasiment assimilés à des agents publics. Pendant la crise sanitaire, ils ont par exemple rédigé des notes administratives sous le sceau de l’administration. Certains disposaient même d’une adresse électronique du ministère.

Cette méthode de travail renforce l’opacité des prestations de conseil car elle ne permet pas de distinguer l’apport des consultants, d’une part, et celui de l’administration, d’autre part.

(…) Au cours des auditions, gouvernement, administration et cabinets de conseil l’ont affirmé avec vigueur : l’autorité politique décide en responsabilité ; les cabinets de conseil n’ont aucune influence sur la décision.

Les cabinets de conseil déploient néanmoins une stratégie d’influence dans le débat public, en multipliant les think tanks et les publications. À titre d’exemple, EY [consulting] proposait en janvier 2022 “d’imaginer un nouveau plan de transformation ambitieux pour le prochain quinquennat” et évoquait la possibilité de supprimer 150 000 postes de fonctionnaires grâce au numérique.

Au quotidien, le rôle d’un cabinet de conseil consiste à rédiger des documents stratégiques à destination des responsables publics. L’accord-cadre de la Direction interministérielle de la transformation (DITP, 2018) mentionne ainsi le “dossier de décision (cabinet ministériel, direction, préfet...)”, la “définition de la vision cible” ou encore la “feuille de route stratégique”. »

En théorie, les cabinets de conseil doivent proposer plusieurs scénarios à leurs clients et préciser, de manière factuelle, les avantages et les inconvénients de chacun d’entre eux. Ils ont toutefois pour habitude de « prioriser » les scénarios proposés — avec l’accord, voire à l’invitation de l’administration —, ce qui renforce leur poids dans la décision publique.

Précisons que la commission d’enquête sénatoriale a limité ses investigations aux ministères et aux opérateurs de l’État, sans pousser les feux jusqu’aux collectivités locales, elles aussi gangrenées au-delà de ce que l’on peut imaginer.

L’action publique sans le législateur

Lire aussi Arnaud Bontemps, Prune Helfter-Noah & Arsène Ruhlmann, « Quand l’État paie pour disparaître », Le Monde diplomatique, novembre 2021.

Mais ce sont des dévoiements d’une autre nature et d’une toute autre ampleur qui affectent désormais la matrice d’élaboration des politiques publiques. Concrètement, désormais, très en amont de la décision, des groupes d’intérêt élaborent discrètement, parfois des années durant, une nouvelle doctrine d’intervention. Cela vaut pour tous les secteurs de l’action publique, du plus familier au plus abscons. Une nouvelle doxa va ainsi s’élaborer au fil de rencontres, séminaires, journées d’information, rencontres socioprofessionnelles, publications, tribunes, interventions publiques.

Dans un second temps, et c’est désormais l’essentiel, la doxa trouve une forme de légitimation par le biais d’un support institutionnel offert par un appareil d’État, aussi duplice que complice, qui se prête complaisamment, en offrant ses locaux et la participation de ses fonctionnaires et grands corps, à l’organisation d’évènements publics ou semi-publics (groupes de travail), qui n’ont toutefois aucun fondement normatif ou légal. On va dès lors publiciser à grand renfort de propagande mercenaire, « d’assises », de rencontres, de journées d’information, de forums, de « plateformes multiacteurs », de webinaires etc., qui ont pour fonction essentielle d’élaborer ces fameuses « feuilles de route », soit des déclarations d’intention aussi grandiloquentes que verbeuses, qui n’en contiennent pas moins les keywords décisifs, manière d’instiller dans tous les esprits la nouvelle doxa et sa petite musique. À ce stade, là encore, aucun caractère normatif et a fortiori légal ne peut être accordé à ces déclarations, qui n’en reçoivent pas moins formellement le sceau de l’État, de ses opérateurs, de tel ou tel ministère.

Cette nouvelle matrice, héritée des théories du New public management (4) qui se sont développées dans les années 1980, est introduite de plus en plus clairement en France à partir de 2007 et la Révision générale des politiques publiques (RGPP), inventée sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Dès 2012, la Modernisation de l’action publique (MAP), lancée par le premier ministre Jean-Marc Ayrault, prend le relais, avant que la gouvernance Macron ne l’institutionnalise plus clairement encore, au travers notamment du recours croissant aux grands cabinets de conseil privé — longtemps un angle mort du débat électoral, révélé par « l’affaire McKinsey » — mais aussi via les orientations défendues par Mme Amélie de Montchalin, actuelle ministre de la transformation et de la fonction publique.

Le pont-aux-ânes des « innovateurs » est un long chemin de croix, qui trie impitoyablement premiers de cordée et losers.

L’impact ? En avril 2021 un collectif de hauts fonctionnaires publie une note qui évalue à 160 milliards d’euros par an le coût de l’externalisation de ces missions qui sapent la capacité d’agir de la puissance publique (5). L’État, impotent, ne sait pas faire, le privé est agile, inventif, « disruptif. » S’agissant des fonctionnaires, less is more. L’adaptation et la mobilité sont fondamentaux. L’État-stratège doit se recentrer. « La numérisation rebat les cartes de l’action publique… ». Le pont-aux-ânes des « innovateurs » est un long chemin de croix, qui trie impitoyablement premiers de cordée et losers.

Enfin le troisième temps de notre nouvelle valse, celui de l’accomplissement, surtout à l’approche de séquences électorales majeures, passe par le recours forcené aux ordonnances, décrets, arrêtés, circulaires d’application, règlements interministériels, fréquemment non publiés au Journal officiel d’ailleurs, qui n’en font pas moins entrer la nouvelle doxa dans le « droit dur ».

Il s’agit donc d’un déni démocratique majeur puisque des pans entiers de l’action publique échappent désormais par ce biais à la représentation nationale, aux corps intermédiaires, sans même évoquer la « société civile », vouée à servir de chair à canon aux « conventions citoyennes » et autres calembredaines du même tonneau, réceptacles rêvés des interminables logorrhées verbales d’un chef de l’État qui appelle de ses vœux un « dialogue permanent et sans filtre » avec le corps social tout entier.

Depuis son arrivée au pouvoir, le président a multiplié les Beauvau, États généraux et autres grands débats. Cela tombe bien, c’est devenu la grande spécialité des cabinets de conseil.

Depuis son arrivée au pouvoir, le président a multiplié les « Beauvau », États généraux et autres grands débats. Cela tombe bien, c’est devenu la grande spécialité des cabinets de conseil. Ceux-ci ont bâti une « véritable industrie de la consultation publique », selon les auteurs du récent rapport précité de la commission d’enquête sénatoriale. « Ils proposent des solutions “clés en main”, allant de la création d’une plateforme en ligne (…) jusqu’à l’analyse des résultats. Dans certains cas, les cabinets sont missionnés pour recruter le public de la consultation et constituer les panels citoyens », notent les parlementaires. Du pain béni pour consulter à gogo.

Ce sont donc des cabinets de conseil qui ont été appelés à la rescousse pour éteindre la colère des « gilets jaunes » en organisant le Grand débat national en 2019. Le cabinet Eurogroup a facturé près de 2,6 millions au ministère de la transition écologique pour animer, piloter et synthétiser le contenu de certaines réunions. Montant de la facture pour cette flopée de consultations depuis 2018 : près de dix millions d’euros.

Reste que l’on peut douter de la fiabilité des leçons à tirer des grandes consultations organisées par ces cabinets de conseil. En amont de la réforme des retraites, avortée en 2019, les résultats d’une « plateforme de participation en ligne » semblaient conforter l’élan réformateur de l’exécutif. « La philosophie et les grands principes du projet de système universel font l’objet d’un certain consensus », peut-on lire dans la synthèse de la concertation figurant dans le rapport sénatorial. Mauvaise pioche. Très contesté, le processus a été stoppé et a été définitivement enterré par la crise du Covid-19 (6).

Plusieurs événements récents offrent, dans le seul domaine de l’environnement, des exemples chimiquement purs de ce dévoiement de l’action publique, inféodée aux intérêts privés, qui signent aussi une nouvelle fracture démocratique.

La fuite en avant de la méthanisation

Lire aussi Frédéric Durand, « Climat, à la recherche du temps perdu », Le Monde diplomatique, novembre 2021.

Avec pour argument la lutte contre le réchauffement climatique, le monde agricole rêve d’un nouvel avenir radieux : que poussent cent, mille, dix mille méthaniseurs, partout dans nos campagnes ! Après les éoliennes, les agrocarburants, voici une nouvelle manne propre à panser les plaies d’un secteur qui va perdre un milliard d’euros d’aides européennes avec la nouvelle politique agricole commune (PAC). Du coup, et « quoi qu’il en coûte », l’État, la recherche, des élus de toute obédience ont encouragé à une vitesse record ce mirage, garant d’une nouvelle rente, aussi incertaine au plan agronomique que lourde de menaces environnementales, avec un risque de « marées noires » catastrophiques.

La loi sur la transition énergétique du 17 août 2015 fixait un objectif de 1 500 méthaniseurs en 2020. Une fuite en avant intervient au début de l’année 2018. M. Lecornu doit faire avaler à la FNSEA la perte d’aides européennes liée à la réforme de la PAC. En à peine un mois, un groupe de travail ad hoc va bousculer toutes les « pesanteurs », raccourcir les délais d’instruction des dossiers en allégeant les procédures.

Conjointement, un formidable lobby voit le jour, représenté par l’ADEME, le SER, CoEnove, la FNSEA, la CDC, la BPI, Agriculteurs méthaniseurs de France, les Chambres d’agriculture… En février 2018, M. Stéphane Travert, alors ministre de l’agriculture, présente un plan d’action Bioéconomie, puis M. Nicolas Hulot lance un appel à projets Biomasse. Des conventions sont signées entre GRDF, l’INRA, la FNSEA, les chambres d’Agriculture… En avril 2018 la ruée vers l’or vert enregistre 860 nouveaux projets… France gaz énergie publie un Livre Blanc. La BPI annonce de nouveaux financements.

En août 2020, un méthaniseur provoque une grave pollution de l’Aulne dans le Finistère, menaçant plusieurs semaines durant la production d’eau potable délivrée à 180 000 usagers. Le défi de l’acceptabilité se pose de plus en plus clairement. En janvier 2021, la Confédération paysanne demande un moratoire. Le tout nouveau Collectif national vigilance méthanisation stigmatise l’absence de transparence et demande un débat national.

Auditionnée le 3 mars 2021 au Sénat dans le cadre de l’affaire Veolia-Suez, la nouvelle DG d’Engie, Mme Catherine Mac Gregor, déclare que la méthanisation est un enjeu stratégique pour le nouveau « mix énergétique » français, et annonce souhaiter la multiplication par sept des installations actuelles (7).

Depuis lors, la guerre en Ukraine et la fin annoncée de l’importation du gaz russe ont achevé de transformer la course effrénée à la méthanisation agricole en nouvel eldorado.

OPA du ministère de l’agriculture sur la gestion de l’eau

Plutôt que de remettre en cause des pratiques productivistes qui mettent à mal la ressource en eau, le courant majoritaire au sein de la profession agricole, qu’incarne — jusqu’à la caricature —, la FNSEA, exerce des pressions croissantes sur le politique afin d’obtenir une forme de « droit de tirage » illimité sur les ressources disponibles. Ce bras de fer, engagé depuis une quinzaine d’années, s’incarne désormais dans la revendication de créer partout des méga-bassines pour l’irrigation, au prétexte que le changement climatique imposerait de stocker l’eau l’hiver dans ces gigantesques retenues, majoritairement financées par l’argent public, pour pouvoir la réutiliser l’été.

En conséquence, le 28 mai 2021, le nouveau ministre de l’agriculture, M. Julien Denormandie, lance le « Varenne de l’eau et de l’agriculture », alors même que la gestion du grand cycle de l’eau ressortit traditionnellement des prérogatives du ministère de l’environnement. Les tensions sont patentes. Le dispositif, fractionné en huit sous-groupes de travail, est si caricaturalement dédié aux intérêts de la profession agricole que les associations de défense de l’environnement conviées à y participer font défection.

Au terme d’innombrables séances de travail, cornaquées par… un cabinet de conseil privé payé par le ministère, les conclusions du « Varenne » seront ensuite validées par le Comité national de l’eau, autre structure fantoche dirigée par un macroniste de la première heure, l’ex-député socialiste Jean « Kappelmeister » Launay, l’un des huit « sages » de la commission qui délivra leur investiture aux futurs députés de LREM en 2017. Le tour de passe-passe signe la marginalisation du ministère de l’environnement, mais donne bien sur pleinement satisfaction à la FNSEA (8).

Une nouvelle loi sur l’eau pour Veolia et la FNSEA

Un coup de maître. À un mois de l’élection présidentielle, la Fédération professionnelle des entreprises de l’eau (FP2E) publie le 12 mars dernier un « Manifeste » qu’elle adresse aux candidats à l’élection suprême, et surtout aux futurs députés et sénateurs (9). Le syndicat patronal créé par Veolia, Suez et Saur y présente sept « axes de progrès », censés incarner les orientations décisives pour la période 2022-2027.

C’est en se réclamant des deux manifestations précitées, qui ont vu le jour dans le secteur sous l’ère Macron, que la FP2E « source » son inspiration : les « assises de l’eau » puis le « Varenne de l’eau et de l’agriculture », évènements « pionniers » qui peuvent se résumer à l’adoubement de tous les lobbies qui agissent désormais au grand jour, sous la houlette complice de l’appareil d’État.

Il s’agit de rien moins que de passer par pertes et profits un demi-siècle d’encadrement réglementaire du secteur, et d’y substituer les « axes de progrès » qui, grâce à une dotation supplémentaire d’argent public évaluée à 3 milliards d’euros par an, doperont à point nommé les bilans des trois multinationales françaises des services à l’environnement.

« Réutiliser les eaux usées dans l’agriculture, déployer la production de “ressources vertes” issues du traitement des eaux usées, mobiliser l’innovation pour répondre aux enjeux du littoral français, faire de l’Observatoire des services publics d’eau
 un outil de pilotage structurant de la politique de l’eau, en déployant localement la politique nationale de réinvestissements, développer des actions préventives pour la protection des captages, mettre en place les traitements nécessaires pour atteindre les objectifs européens de qualité de l’eau, partout sur le territoire, promouvoir une politique sociale de l’eau universelle et efficace, mobiliser les solutions innovantes pour rafraîchir les villes. »

Un tsunami.

Un décret al dente

Le lendemain même de la parution de ce « Manifeste », la ministre de la transition écologique et solidaire, Mme Barbara Pompili, et sa secrétaire d’État, Mme Bérangère Abba, publiaient le 11 mars un décret (10) qui étend l’utilisation des eaux usées traitées à de nouveaux usages. Trois jours plus tard, une autre officine liée au lobby de l’eau, le Cercle français de l’eau, annonce la tenue, à dater du 30 mars, d’un cycle de séminaires intitulé « La France a-t-elle besoin d’une nouvelle loi sur l’eau ? » Depuis c’est la stratégie du carpet bombing.

« Il faut revoir notre politique de l’eau. Inondations, pénuries, restrictions… En France aussi, le bouleversement du cycle de l’eau est une réalité. » Pour Maximilien Pellegrini, président de la FP2E, « il faut redonner de la vigueur à la politique de l’eau, en utilisant notamment l’innovation. Un appel pressant aux candidats à la présidentielle », martèle le 6 avril le lobbyiste en chef des « trois sœurs » dans une tribune publiée par le quotidien Les Échos, propriété de Bernard Arnault.

Carnaval permanent pour la biodiversité

La crise sanitaire et le triomphe de la numérisation offrent aussi l’occasion de mesurer l’accélération croissante de la « plateformisation » de l’action publique. La France s’est engagée à réactualiser régulièrement ses engagements en faveur de la protection de la biodiversité (11). Sous le « haut patronage » de M. Macron, un « sommet mondial de la biodiversité » devait initialement se tenir à Marseille à la fin 2020. La pandémie de Covid-19 entraîne son report. Une plateforme numérique dédiée voit alors le jour, où cohabitent virtuellement « global leaders », ONG, naturalistes… Une armada naviguant dans l’hyperespace, Davos permanent où le globish règne en maître. Le meilleur des mondes ?

400 millions d’euros sur un coin de table

Dernier exemple en date, l’élaboration hors sol d’un rapport confidentiel rédigé par deux parlementaires de la majorité, MM. Christophe Jerretie (Modem) et Alain Richard (LREM, ex-hiérarque socialiste rallié à la Macronie), tous deux membres des commissions des finances de l’Assemblée et du Sénat. Commandé en 2019 par le gouvernement, sous couvert d’un fantomatique Comité pour l’économie verte, le rapport (22 pages…), réalisé avec l’appui de la Direction générale du trésor et du conseil général du développement durable (CGDD), a été retardé par la crise sanitaire, et remis à la secrétaire d’État à la biodiversité, Mme Abba, le 7 décembre dernier. Trop tard pour que ses recommandations puissent être débattues, sinon prises en compte, dans le cadre du dernier budget du quinquennat.

Lire aussi Cédric Durand & Razmig Keucheyan, « L’heure de la planification écologique », Le Monde diplomatique, mai 2020.

Il s’agit, eu égard aux besoins financiers croissants liés à la protection de la biodiversité, de créer une nouvelle taxe additionnelle à la taxe d’aménagement départementale, et d’utiliser pour la récupérer la « tuyauterie » des Agences de l’eau, rodées au prélèvement des redevances qu’acquittent les usagers de l’eau… Résultat, à terme : une nouvelle taxe dont la recette atteindra progressivement 400 millions d’euros par an, bricolée entre amis sur un coin de table, et votée chaque année au nom de la sacro-sainte annualité budgétaire, règle d’or de Bercy. Mais ce qu’un projet de loi de finances aura fait, le suivant, réduction des déficits oblige, pourra aussi bien le défaire.

N’ayant pas vocation à être rendu public, le contenu de ce rapport a toutefois été divulgué par le site Contexte le 15 décembre dernier (12). Ce n’est donc que par accident, ou presque, qu’un texte de cette importance, qui n’avait pas vocation à être débattu par une quelconque instance, confirme, si besoin était, l’affaissement démocratique croissant de l’élaboration des politiques publiques.

Marc Laimé

(1La méthanisation agricole désigne la production de biogaz et de digestat à partir d’effluents et de résidus agricoles.

(2Leo Cohen, 800 jours au ministère de l’impossible. L’écologie au cœur du pouvoir, Les Petits Matins, 144 pages, 15 euros, mars 2022.

(4Lire Nicolas Matyjasik et Marcel Guenoun (dir.), « En finir avec le New Public Management. Nouvelle édition » (en ligne), Institut de la gestion publique et du développement économique, Paris, 2019.

(7« Méthanisation, la course mortifère à l’Or vert ». Mark Halbran, Marianne, 7 mai 2020.

(8« Le Varenne de l’eau ou la tentative d’OPA du monde agricole sur la gestion de l’eau », Valérie Noël, Contexte, 1er décembre 2021.

(11Voir « La démarche de la Stratégie nationale pour la biodiversité », sur le site du ministère de la transition écologique et solidaire.

(12Victor-Roux Goeken, « Biodiversité : les agences de l’eau ont besoin de 400 millions d’euros de plus par an », Contexte, 15 décembre 2021.

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