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Quand l’Europe s’éveillera

par Evgeny Morozov, 20 juillet 2018
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Pierre Puvis de Chavannes, « Le Sommeil », 1867

En matière de stratégie industrielle et de concurrence internationale, la triste résignation de l’Europe tranche avec l’inébranlable détermination de la Chine. Sans surprise, c’est elle, et non le vieux continent, qui a proposé de former un front commun contre les caprices commerciaux de Donald Trump. Mais en vain, car même les menaces de Washington ne suffisent pas à sortir les dirigeants européens de leur torpeur, ou plutôt, de leur sieste un brin alcoolisée.

Pas une semaine ne passe sans que Pékin ne devance Bruxelles dans un nouveau domaine. Pendant la première semaine de juillet, cela s’est produit à trois reprises.

Premièrement, l’entreprise publique China Merchants Group s’est associée à SPF et à Centricus, des gestionnaires d’actifs basés respectivement à Pékin et à Londres, pour créer un fonds de 15 milliards de dollars afin de concurrencer la banque japonaise SoftBank et son Vision Fund, d’une valeur de 100 milliards de dollars, dédié à l’investissement dans les entreprises technologiques les plus prometteuses du monde entier. Quelques semaines auparavant, Sequoia Capital, la plus grande société de capital risque américaine, avait réalisé une première levée de fonds de plus de 6 milliards de dollars (sur 8 prévus) pour un fonds qui prétend rivaliser avec Vision Funds.

Deuxièmement, Contemporary Amperex Technology, l’un des plus grands fabricants chinois de batteries en lithium-ion et l’un des principaux bénéficiaires des efforts du gouvernement pour élever ce secteur au premier rang mondial, a signé un contrat d’un milliard d’euros avec BMW, dans l’intention d’implanter sa propre usine en Europe afin de satisfaire la demande croissante en batteries. Daimler, autre joyau de l’industrie automobile allemande, envisagerait de faire de même.

Troisièmement, le groupe Bolloré, dont les activités couvrent le papier, l’énergie et la logistique, a conclu un pacte avec Alibaba, géant de la technologie chinoise. Bolloré espère mettre l’empire grandissant d’Alibaba dans le domaine de l’informatique en nuage au service de ses opérations, notamment dans le secteur de la fabrication de batteries.

Il existe une interprétation neutre, voire positive, de ces événements. Les capitaux européens, britanniques dans le premier cas, allemands dans le second, français dans le troisième, saisissent des occasions lucratives. Or, la Chine en offre davantage en ce moment. Cependant, ces rapprochements révèlent des failles majeures dans la stratégie industrielle française. Certes, les pays européens investissent leur capital de manière passive dans des projets internationaux prometteurs en matière de robotique ou d’intelligence artificielle (Daimler, par exemple, est l’un des rares soutiens européens de Vision Fund). En revanche, ils ne le font pas de manière à créer des leaders européens.

Nuages et batteries

La communication de la commission européenne sur la stratégie visée en matière d’intelligence artificielle, publiée en avril 2018, repose sur l’hypothèse non vérifiée que Bruxelles parviendra à lever 18 milliards d’euros de capitaux privés pour compléter les quelque 2 milliards déjà investis dans les programmes européens existants. Il faudra pour cela convaincre les entreprises comme Daimler, dont l’actionnaire principal n’est autre que le Chinois Geely, qu’elles feraient mieux d’investir dans un fonds technologique européen plutôt que dans SoftBank ou China Merchants Group.

C’est là un défi du même ordre que les efforts que fournit l’Europe, sans succès jusque là, pour inciter les industriels de l’Union à créer un fabricant de batteries pour voitures électriques européen, ne serait-ce que pour minimiser sa dépendance vis-à-vis de la Chine et de la Corée du Sud. L’Alliance européenne des batteries, une initiative lancée par la commission européenne l’an dernier, n’a pas encore fait ses preuves.

Les Européens semblent mesurer l’ampleur du défi que représentent les batteries, en particulier les puissants syndicats allemands, mais ils ne seront pas à la hauteur si BMW, Daimler et les autres constructeurs européens continuent à passer des commandes de plusieurs milliards de dollars auprès de fabricants de batteries chinois.

Ce scénario présente des ressemblances frappantes avec l’histoire de l’informatique en nuage, de plus en plus associée à des services d’intelligence artificielle : même si l’Europe voulait se détourner d’Amazon et Microsoft pour utiliser un fournisseur européen, elle n’aurait plus vraiment le choix : le secteur se trouve entre les mains de géants américains et chinois.

Cette dépendance était facile à justifier tant que le commerce mondial battait son plein et que tous les secteurs se ressemblaient (ou plutôt, semblaient tous sans importance du point de vue des intérêts nationaux ou régionaux). Maintenant que l’industrie automobile européenne se retrouve dans le collimateur du président américain, Bruxelles est bien en peine de réagir. Quand Donald Trump menace l’industrie la plus importante d’Europe, la logique voudrait que celle-ci riposte en menaçant de s’en prendre au secteur le plus important pour les États-Unis, lequel est situé dans la Silicon Valley et à Seattle, et pas à Detroit, n’en déplaise à M. Trump.

Ce n’est cependant pas une option : comment l’Europe pourrait-elle se passer des services d’Alphabet, d’IBM, de Microsoft et d’Amazon alors qu’elle les a intégrés à l’infrastructure profonde de ses hôpitaux, de son réseau énergétique, de ses moyens de transport et de ses universités ?

Il ne lui reste qu’à espérer pouvoir diversifier sa dépendance vis-à-vis des géants américains en faisant affaire avec leurs pendants chinois.

Tout cela n’augure rien de bon sur la capacité de l’Europe à se maintenir au centre de l’économie mondiale. Ses géants industriels ne disparaîtront pas, mais ils seront de plus en plus à la merci des technologies et les actionnaires étrangers. Si à l’époque où la mondialisation connaissait des jours plus fastes, cette stratégie aurait pu sembler bénéfique, à l’aune de nos normes actuelles, elle semble plutôt suicidaire. À force de fermer les yeux, les dirigeants européens semblent être tombés dans le coma.

Evgeny Morozov

Traduction depuis l’anglais : Métissa André

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