Nul ne saurait l’ignorer. Les deux « champions » hexagonaux, multinationales qui réalisent depuis une vingtaine d’années l’essentiel de leur chiffre d’affaires à l’étranger, seraient menacés, selon les éléments de langage élaborés par Veolia, par de surpuissants consortiums chinois décidés à mettre un terme la position dominante de Veolia et Suez. Une assertion qui ne résiste pas à l’examen.
Lire aussi Alain Deneault, « TotalEnergies, un gouvernement bis », Le Monde diplomatique, août 2018.
Aujourd’hui comme il y a dix ans, à l’échelle mondiale, à peine 5 % des marchés de l’eau et de l’assainissement ont été libéralisés avec des fortunes diverses. Dans le cadre de la gestion de l’eau, le partenariat public-privé (PPP) apparaît pour ce qu’il est en réalité : une branche industrielle de la prestation de services, dont la gestion échappe à la sanction du marché. Chaque continent, sous-continent ou pays, a vu se développer ses champions nationaux, très souvent publics, qui défendent bec et ongles leurs prérogatives.
La cartographie mondiale de ce marché fait apparaître la logique des acteurs qui veulent le conquérir. Globalement non solvable, l’Afrique n’enregistre que quelques contrats, dûment garantis par de l’argent public, dans quelques métropoles de l’Afrique de l’Ouest et du Maghreb. L’Eldorado sud-américain a réservé de cinglantes déconvenues à nos opérateurs qui, après l’euphorie des années 1990, l’ont abandonné dans la confusion — faute, très souvent, de ne pouvoir faire payer des usagers trop peu voire pas du tout solvables.
À partir des années 2000, Veolia comme Suez se sont recentrés sur l’Europe où émergeaient les marchés considérables de la dépollution de l’eau, cette ressource sans cesse plus dégradée, dont la Communauté européenne a décidé de reconquérir la qualité.
Un « péril jaune » imaginaire
Les contrats mirobolants signés en Chine par Veolia jusque dans les années 2000, souvent pour des durées de 50 ans, et des dizaines de milliards de dollars, l’ont été dans une configuration politique qui a radicalement changé depuis. Comme avec Airbus ou le TGV, le transfert de technologie accompli, le dragon chinois n’a plus besoin de Veolia.
Subsistent il est vrai de juteux relais de croissance. Ainsi du marché en pleine expansion de l’externalisation du traitement des eaux usées industrielles. Suez-Ondeo détenait déjà au début des années 2000 un portefeuille de 50 000 contrats de ce type. Mais aussi le marché émergent, promis à un développement fulgurant, du dessalement de l’eau de mer. Ou celui de la réutilisation des eaux usées pour l’industrie et l’agriculture.
On peut enfin ajouter le nouveau Far-East, déjà presque totalement conquis — soit l’Europe de l’Est de l’ancien bloc soviétique. Un marché potentiel de 100 millions de clients, qui auront atteint, d’ici vingt ans, un niveau de vie équivalent à celui de l’Europe occidentale grâce à des infrastructures, certes anciennes, mais qui ont le mérite d’exister ; des financement communautaires pré et post-adhésion, qui ont tout de la fontaine miraculeuse ; et last but not least, un personnel politique majoritairement constitué d’ex-apparatchiks fermement résolus à céder aux sirènes du libéralisme le plus débridé.
Reste qu’en dépit des engagements répétés de la communauté internationale, à l’orée du XXIe siècle, l’argent promis pour l’eau fait défaut (1). La manne n’est pas aussi importante que prévu. Et surtout, la question du climat va désormais reléguer celle de l’eau bien loin de la première place qu’elle occupait à l’agenda international jusqu’aux années 2000.
Lire aussi Philippe Descamps & Thierry Lebel, « Covid : un avant-goût du choc climatique », Le Monde diplomatique, mai 2020.
Rétrospectivement, nombre d’analystes stigmatisent l’ivresse de l’euphorie économique de la fin des années 1990, qui, à l’image de la bulle Internet, aurait précipité la course à la croissance mondiale des majors de l’eau. Plusieurs initiatives se sont finalement révélées catastrophiques dans des pays confrontés à des crises monétaires, comme en Argentine, et ont conduit les majors à se retirer de nombreux projets trop risqués. Un paradoxe pour les apôtres de la liberté d’entreprendre, indéfectiblement liée à la « prise de risques » (2).
Au milieu des années 2000, les déclarations des apologistes de la libéralisation des « marchés » de l’eau lors du 4e Forum mondial de l’eau, à Mexico (3), tranchaient singulièrement avec les discours martelés depuis une dizaine d’années, puisque, unanimement, ils y proclamaient que ce sont bien la puissance publique, et l’argent public, qui doivent procéder aux investissements qui doivent impérativement être déployés pour promouvoir « l’eau et l’assainissement pour tous… » (4).
Il est vrai qu’à l’époque, ce marché se restructurait déjà… à marches forcées. De nouveaux acteurs entrent en scène. Parmi ceux-ci, ironie de l’histoire, plusieurs firmes publiques déjà présentes dans le secteur de l’eau, à l’image des puissantes « Stadwerke » allemandes ou des opérateurs publics italiens. Mais aussi des firmes du bâtiment et des travaux publics (BTP), et des conglomérats émergeant en Amérique du sud, dans le Sud-Est asiatique, comme en Allemagne ou en Espagne.
Dans ce paysage, les filiales d’ingénierie des deux groupes français, OTV pour Veolia et Degrémont pour Suez, ont longtemps joui d’une excellente réputation. Aujourd’hui ne restent que des « ensembliers » coordonnant une foule de sous-traitants : une firme espagnole pour le gros œuvre, un ingénieriste allemand pour le matériel électrique, etc., dans une course éperdue au mieux disant qui pénalise les performances et les qualités des prestations de l’ensemble.
Ce faisant, la mission des grands opérateurs privés contrôlant l’ensemble de la chaîne, de la production à la distribution, est remise en cause par la forte croissance du marché des « prestations de service » que des opérateurs publics confient à des entreprises privées. En tant qu’ensemblier, l’entreprise privée n’intervient plus que ponctuellement pour assurer des prestations limitées. Or à ce jeu-là, de nombreux acteurs industriels (des « ingénieristes » américains, allemands, japonais, britanniques…) le disputaient déjà aux majors françaises (5).
La configuration actuelle du « marché de l’eau » est aussi de plus en plus bouleversée par le développement de celui de l’eau en bouteille, qui connaît des taux de croissance à deux chiffres… L’envol du marché de la désalinisation de l’eau de mer bouscule à son tour les schémas que l’on pensait hier encore bien établis.
Bref, si le pouvoir sans partage des trois « majors » françaises n’était donc déjà pas aussi assuré qu’on pouvait le penser, en France leur « âge d’or » touche bel et bien à sa fin. Nombre de collectivités finissent d’ailleurs, sous la pression de la contrainte financière et des usagers, par exiger davantage de transparence, voire republicisent leurs services d’eau comme à Lyon.
Veolia comme Suez ont réagi en engageant une rapide diversification de leurs activités au début des années 2000 : traitement des déchets, services aux industriels, transition écologique puis économie circulaire figurent désormais parmi leurs objectifs majeurs. Autant dire que les éléments de langage de M. Antoine Frérot, alertant sur un « péril jaune » qui justifierait l’offre publique d’achat (OPA) de Veolia sur Suez, a tout de la fable pour enfants.
Normes comptables exotiques
Lire aussi Martine Bulard, « Les investisseurs chinois achètent-ils la France ? », Le Monde diplomatique, octobre 2016.
Drapé dans sa superbe, le PDG de Veolia a ensuite expliqué à l’impressionnante galaxie d’ilotes suivant avec frénésie le feuilleton de l’été — journalistes économiques, analystes financiers, banquiers d’affaires, politiques et autres — que sa prévoyance permettrait de faire pièce aux inévitables froncements de sourcils des autorités de la concurrence, française, européenne, mais aussi américaine, chinoise, qui ne manqueraient pas de s’inquiéter d’un possible abus de position dominante. La cession des activités dans l’eau de Suez en France à un fonds d’infrastructures parfaitement inconnu jusqu’alors, Meridian, a alors assuré Frérot, les dissiperait à coup sûr.
C’était oublier un peu vite l’extrême singularité de nos majors, comparées aux entreprises « ordinaires » d’une France profondément corsetée depuis Napoléon par les pratiques et règles d’une « économie administrée », certes en butte depuis près d’un demi-siècle aux assauts du néolibéralisme. Si l’on en croit le PDG de Veolia, il serait donc possible « d’isoler » les activités dans l’eau de Suez en France, et donc les flux financiers qu’elles génèrent, de ses interventions à l’international. Billevesées.
Car nos trois majors ont réalisé un véritable exploit, qu’aucun gouvernement n’a jamais remis en cause : acclimater en France les principes, régime et normes de la « common law » anglo-saxonne où tout se négocie par contrat, à l’abri d’un interventionnisme étatique tatillon, qui, comme on le sait « tue l’entrepreneuriat, bride l’innovation et empêche la croissance… »
Il n’est jusqu’au Conseil d’Etat qui n’ait témoigné depuis des lustres d’une sidérante obligeance envers les grandes entreprises délégataires de service public, les gratifiant d’une rare sollicitude (6). Aussi incroyable cela puisse-t-il paraître, nos champions des services urbains ont en effet littéralement inventé et imposé leur propre régime de normes comptables et fiscales, qui ne correspondent à rien de connu dans l’univers économique ordinaire.
L’exemple du Plan comptable général (PCG), en offre une démonstration frappante. Il s’agit d’une réglementation de normalisation comptable, édictée par l’Autorité des normes comptables (ANC), qui définit les règles comptables applicables aux entreprises domiciliées en France, ainsi que la présentation de leurs comptes financiers, bilans, comptes de résultats, rapports et annexes (7).
Comme l’ont établi depuis près d’une trentaine d’années, tant les Chambres régionales des comptes que les pionniers des associations de défense des usagers de l’eau, nos Trois Sœurs, témoignant d’une rare ingéniosité, se sont très largement émancipées en la matière.
Lire aussi Marc Laimé, « Main basse sur l’eau des villes », Le Monde diplomatique, mars 2005.
Dans la foulée de l’affaire Carignon, à Grenoble, qui a vu dans les années 1990 un ministre de la République, convaincu de corruption au profit de la Lyonnaise des eaux, écoper d’une peine de quatre ans de prison ferme (8), les associations pionnières d’usagers de l’eau, regroupées au sein d’une coordination, la CACE (9) commencent à mettre la lumière sur la sidérante ingénierie financière qu’ont inventée, au travers du régime des concessions de service public délégués par des collectivités locales à des entreprises privées la Générale, la Lyonnaise et la SAUR.
Ce sont ici des pratiques comptables des plus « exotiques » qui émergent, à mille lieues des prescriptions du Plan comptable général, comme l’explique M. Jean-Louis Linossier, vétéran de l’Association des consommateurs d’eau du Rhône (ACER), d’Attac 69 et de la CACE :
« En 1993, avec la loi “Sapin” de lutte contre la corruption (10), le législateur a manifesté sa volonté de clarifier le marché de l’eau. Volonté qui a été confirmée par des lois successives tendant à imposer aux entreprises privées de distribution d’eau de rendre compte de leur activité aux collectivités délégantes. Ce n’est pourtant qu’en 1995 que la loi “Mazeaud-Seguin” (11) a imposé la remise “d’un rapport par le délégataire qui doit comporter les comptes retraçant la totalité des opérations afférentes à l’exécution de la délégation et une analyse de la qualité du service”.Un décret du 14 mars 2005 (12) a ensuite énoncé les exigences réglementaires de contenu et de forme de la partie financière, et surtout imposé l’obligation de permanence dans la présentation des comptes. Ce n’est qu’au prix du respect de cette obligation que les délégations pourraient approcher un début de clarification des aspects financiers. Les distributeurs d’eau ont alors été confrontés au problème de satisfaire deux exigences contradictoires : remettre aux collectivités les comptes de l’affermage des services publics tout en leur dissimulant les énormes profits réalisés.
Les comptes annuels d’exploitation (CARE), ne sont pas établis en coûts réels. En particulier, les charges “techniques” d’exploitation sont cumulées au niveau du centre régional - le secteur n’est jamais mentionné -, pour être ensuite réparties entre les différents contrats suivant des clés dont seule l’existence est mentionnée, et non le contenu. L’une parmi beaucoup d’autres des conséquences malheureuses de la méthode est que le système de répartition “à la valeur ajoutée” ou au chiffre d’affaires revient à faire dépendre le coût imputé au contrat du prix du service. Plus le prix est élevé et plus le contrat reçoit de charges.
Cette répartition des charges en lieu et place d’une affectation directe a le mérite pour la profession de garantir un traitement homogène de tous les contrats d’une entreprise et de rendre aisée la vérification, voire la certification par les commissaires aux comptes.
Les comptes annuels d’exploitation remis à la collectivité n’ont de ce fait que peu de rapport avec la réalité. C’est ce qui justifie leur caractère théorique et virtuel. Ils ne sont ni sincères ni véritables. »
Cette incursion dans les arcanes des pratiques comptables « disruptives » de nos Trois Sœurs devient plus éclairante à la lumière du cas bordelais (mis à jour à partir de 1995 à Bordeaux par l’association Trans’Cub) :
« Ce fut un long travail de bénédictin pour ne serait-ce qu’approcher l’économie réelle du contrat signé entre la communauté urbaine et la Lyonnaise en 1992 pour une durée de 30 ans, sans le moindre compte prévisionnel.Cette absence de comptes ne permettait pas de savoir si la rémunération du gestionnaire du service était “normale” ou “raisonnable” comme le rappelle la jurisprudence. L’autre source d’anomalies, dénoncée depuis longtemps par notre association et confirmée par un audit effectué par le bureau d’études Finance Consult, se trouvait dans la sur-rémunération des capitaux investis par la Lyonnaise des eaux pour conduire ses travaux sur l’agglomération, qui plus est appliquée de façon anormale. En effet, il sera démontré que sur un total de près de 500 millions d’euros d’investissements matériels, Lyonnaise des Eaux n’apportera que moins de 5 millions, somme récupérée dès 1998. En appliquant des taux d’intérêts très au-delà de ceux pratiqués par le marché, et qui se répercutent sur le prix de l’eau facturé aux usagers, la Lyonnaise aurait perçu 29,3 millions d’euros en trop sur la période 1997-2003 selon l’audit précité. (13) »
Au terme d’innombrables escarmouches politiques, dans le contexte du remplacement de M. Alain Juppé (RPR) par M. Alain Rousset (PS) à la tête de la Communauté urbaine, l’affaire se conclut, fin 2006, par une tractation qui conduit la Lyonnaise à s’engager, sans augmentation du prix de l’eau, à réinvestir 233,7 millions d’euros en investissements et dépenses d’exploitation jusqu’à la fin du contrat en 2021, puis encore 22 millions d’euros en 2018.
Alors que le contrat approche de sa fin — le 31 décembre 2021 —, la vérité sort du puits : les gains, sur la durée totale du contrat sont estimés à 250 millions d’euros. Sans les deux avenants, les gains se seraient élevés à 505,7 millions d’euros pour un chiffre d’affaires de 1 800 millions, soit 28 % de bénéfice. Les capitaux apportés sont eux rémunérés au taux exorbitant de 16,38 % (à comparer au Livret A).
Et le dossier de l’eau est loin d’être clos à Bordeaux, une procédure est en cours devant le conseil d’État pour faire reconnaître la caducité du contrat. On ne s’étonnera pas que dans ces conditions, Bordeaux-Métropole décide, en principe le 9 décembre prochain, le retour en régie publique de cet important service, en attendant celui de l’assainissement des eaux usées.
La situation est similaire à la métropole du Grand Lyon où le nouvel exécutif communautaire issu des récentes élections municipales adoptera en décembre prochain une délibération qui actera le retour en gestion publique à l’expiration de l’actuel contrat de délégation de Veolia qui s’achèvera le 31 décembre 2022.
Dans un tout autre registre, fiscal cette fois, nous avons rendu public ici même, en 2009, le système — légal —, d’optimisation fiscale alors déployé par Veolia en Belgique, autour du dispositif dit des « notionnels », lui permettant de diminuer le montant de son impôt sur les sociétés (14). On comprend aisément, au vu des pratiques comptables exotiques que l’on vient de rappeler, que les sièges parisiens des deux majors comptent des centaines de juristes et d’experts financiers, qui ont pour mission « d’habiller » ces facéties comptables afin de les rendre présentables.
Ajoutons pour embellir le tableau que les commissaires aux comptes qui auditent Veolia, Suez et SAUR, ne certifient pas la réalité des flux financiers générés par leur activité, mais seulement leur conformité aux normes comptables et fiscales qu’elles ont, nous l’avons vu, elles-mêmes édictées ! Du grand art (15).
L’eau française et l’eau d’ailleurs
Revenons maintenant aux engagements du PDG de Veolia, qui, pour amadouer l’État et les autorités de la concurrence et se soustraire à l’inévitable procès en abus de position dominante, a clamé urbi et orbi que les activités dans le domaine de l’eau de Suez en France seraient vendues au fonds d’investissement Meridiam.
On perçoit aisément, après ce que l’on vient d’exposer et sachant que les pratiques de nos trois majors ont évidemment été exportées sur toute la planète, qu’il est rigoureusement impossible « d’isoler » le cash flow issu d’une usine de dessalement en Espagne, d’une station d’épuration aux États-Unis ou d’une prestation de services en Algérie, de ceux découlant des milliers de contrats de concession gérés par Suez en France, dans les domaines de l’eau, de l’assainissement, du traitement des déchets, des services à l’industrie…
Sans parler des mobilités de personnels envoyés en poste à l’étranger avant de revenir poursuivre leur carrière dans l’Hexagone, la recherche et développement (R&D) ou les brevets, les participations dans d’autres « Water utilities » dans le monde, le monopole scandaleux, en matière de production et de vente d’eau en gros (privé de toute assise légale), érigé dans l’Essonne depuis des décennies, la position dominante de Suez dans les DOM-TOM, etc., et l’on se convaincra aisément que la sécabilité d’Eau France par rapport à l’international relève du subterfuge grossier qui n’abusera pas les autorités de la concurrence concernées. Ceci dit sans même évoquer les activités de Suez dans le traitement des déchets en France, largement occultées par M. Frérot au motif qu’elles trouveraient facilement preneur dans l’hexagone.
À fond(s) la Caisse
Lire aussi Barnabé Binctin & Pierre Duquesne, « La Compagnie des Alpes ou l’État stratège en perdition », Le Monde diplomatique, juillet 2020.
Aussi, quand le PDG de Veolia annonce le 30 août dernier que les actifs de Suez Eau France seront revendus à Meridiam, son fondateur et dirigeant se retrouve aussitôt sous le feu des projecteurs.
M. Thierry Déau, le fondateur de Meridiam, a commencé sa carrière à EGIS-Eau et le revendique, comme sa qualité d’ingénieur (16). EGIS Eau est un bureau d’études technique (BET) créé par la Caisse des dépôts et consignations (CDC), actif en France comme à l’étranger, qui fait partie des 4 à 5 grands BET français, réputés « ouvrir la voie » à nos Trois Sœurs quand il s’agit d’emporter un marché à l’étranger. Les pratiques de ces BET gagneraient à être mieux connues. Si elles aspirent des fonds publics considérables, notamment auprès de l’Agence française de développement (AFD), les rémunérations qu’elles versent aux experts locaux recrutés « à la mission » sont fréquemment de trois à quatre fois inférieures à celles accordées aux « expats » français qui les supervisent.
Par ailleurs, à plusieurs reprises ces dernières années, la Banque mondiale a inscrit sur sa liste noire certains de nos BET, en raison de pratiques commerciales jugées attentatoires à l’éthique. Le capital de Meridiam est détenu par plusieurs fonds d’investissement, ce qui relativise quelque peu l’insistance de son dirigeant à revendiquer une gestion de « long terme ». L’entreprise a de plus embauché cet été un ancien élu grenoblois, ex-socialiste passé en Macronie, fils d’une grande plume du quotidien Le Monde, et reçoit le soutien appuyé de Mme Olivia Grégoire, égérie de la Macronie.
Par ailleurs l’insistance de M. Déau à vanter les mérites des sociétés d’économie mixte, et notamment des SEMOP pour la gestion de l’eau en dit long sur le primat qu’il accorde à la gestion privée au détriment de la gestion publique (17). Nonobstant, en dépit de ses innombrables déclarations d’intention, il n’en sera pas moins confronté, si le projet aboutissait, à un certain nombre de difficultés.
Passons sur le réjouissant catalogue à la Prévert des 8 milliards d’euros « d’actifs sous gestion » de Meridiam, qui le prédispose à l’évidence à se substituer sans heurts à une entreprise vieille d’un siècle et demi qui a tissé des liens très profonds avec tout le personnel politique français : l’aéroport La Guardia à New York, le tunnel du port de Miami, 3 000 kilomètres de routes en Espagne, quatre centrales solaires au Sénégal, des écoles et crèches en Finlande, une université britannique. En France Meridiam est aussi impliqué dans la ligne LGV Tours Bordeaux ou encore dans le vélodrome de Saint-Quentin en Yvelines.
Passons sur le fait que la Caisse des dépôts et consignations, dont il est issu, est actionnaire à hauteur de 6,47 % de Veolia.
Passons sur le fait que, ne disposant pas des fonds propres nécessaires aux investissements auxquels il devra procéder, le directeur général de Meridiam assure que c’est auprès de la Caisse nationale de prévoyance (CNP), qu’il « lèvera » le milliard d’euros nécessaire. CNP qui, ô surprise, était jusqu’à peu, elle aussi, une filiale de la Caisse des dépôts et consignations (18).
Tout ceci, à vrai dire, fait très « ancien monde ». Passons enfin sur les allégations de plusieurs médias qui n’ont pas hésité à présenter M. Déau comme l’un des financiers ayant organisé des collectes de fond à Londres au profit de M. Emmanuel Macron, avant son élection à la présidence de la République en 2017.
Le Marchand de Venise
Car il y a plus ennuyeux. M. Antoine Frérot, PDG de Veolia, n’a eu de cesse de clamer qu’il était disposé à apporter toutes les garanties, y compris par écrit, sur le maintien de l’emploi des salariés de Suez concernés par l’OPA.
On peut raisonnablement estimer qu’a minima, 70 % à 80 % des 10 000 salariés de Suez dans l’eau, l’assainissement et les déchets en France interviennent dans le cadre de délégations de service publics (désormais aussi dénommées « concessions »), signées entre l’entreprise et des collectivités locales.
Lire aussi Frédéric Lemaire, « “Leveraged buyout” : acheter sans rien dépenser (ou presque) », Le Monde diplomatique, septembre 2016.
L’article L1224.1 à 4 du Code du travail, repris par la Convention collective du secteur, stipule que lorsqu’un salarié travaille pour une entreprise titulaire d’un contrat de délégation de service public, par exemple Suez, et que cette entreprise est remplacée par une autre, par exemple Veolia, après le renouvellement du contrat, son nouveau titulaire doit proposer à l’ensemble des salariés du « perdant » de les reprendre, sous certaines conditions : ledit salarié devait exercer au moins 50 % de son équivalent temps plein (ETP), sur le périmètre du contrat perdu. Il peut dès lors accepter, ou non, de rejoindre les effectifs du nouveau titulaire du contrat.
Dans la pratique, ces dispositions, assises sur une solide jurisprudence, se traduisent par un « marché au bétail » peu ragoûtant, comme en témoigne sans ambages un responsable syndical ayant vécu cette situation : « Le sortant récupère les cadres à fort potentiel qu’il veut conserver et les affecte ailleurs, et tente de refourguer le maximum de bras cassés à celui qui l’a délogé… »
On imagine dès lors sans peine les remous à venir sur le front social. Contraint de reprendre l’intégralité des personnels, Veolia ferait les yeux doux au « management à haut potentiel », revendrait d’autres salariés à la découpe en même temps que les actifs que les autorités de la concurrence la contraindrait de céder. Meridiam hériterait du reste.
Nul doute dès lors que, passés ces remous, Meridiam ne devienne ensuite, comme l’affirmait, sans rire, son directeur général au quotidien Le Parisien le 6 septembre 2020, le « meilleur ennemi de Veolia » : « Nous allons mettre tous les moyens dans Suez Eau France pour être un concurrent crédible face à Veolia. Si nous sommes alliés à Antoine Frérot pour porter une solution aujourd’hui dans le rachat de Suez, une fois que tout sera signé, nous serons les meilleurs ennemis sur le marché de l’eau en France (19). »
Le suspense s’annonce insoutenable quant aux résultats d’un appel d’offres qui verrait s’opposer Veolia et Meridiam. L’épisode Meridiam, comme les engagements de M. Déau « de s’engager sur trente ans au sein de Suez », nous rappelle l’édifiante saga du troisième larron, la SAUR, dont les déconvenues récentes devraient susciter la réflexion.
Deuxième partie : « Le rêve d’un Gafam français »
Née dans l’orbite de Saint-Gobain Pont-à-Mousson dans les années 1930, la CISE-SAUR devient au début des années 1980 la propriété de Francis Bouygues, le fondateur haut en couleurs du groupe éponyme dans les années 1970 (20). À sa mort, son fils, M. Martin Bouygues, actuel PDG de Bouygues Telecom, met en vente la SAUR pour régler les droits de succession du défunt (21). S’ensuivra, via trois opérations successives de Leveradged buy out (LBO) (22), fomentées par une myriade de fonds d’investissements publics comme privés, français et étrangers, la mise à sac de l’entreprise par ses actionnaires, uniquement préoccupés d’en extraire le maximum de dividendes, ce qui manquera de peu de la faire disparaître, avant qu’elle ne soit reprise in extremis en 2019 par un nouvel actionnaire, le fonds d’investissement suédois EQT appartenant à la famille Wallenberg.
Mais ceci est une autre histoire. À suivre