Avec la disparition ce 14 avril de Bruno Muel, c’est une des grandes figures du cinéma engagé — tous les réalisateurs sont engagés, qu’ils le veuillent ou non, mais lui l’était du côté des opprimés — qui tire sa révérence. En tant que réalisateur ou opérateur de prise de vues documentant les luttes de libération des années 1960 et 1970, Bruno Muel a travaillé avec de grands noms du documentaire donnant la parole aux révoltés : son « frère d’armes » Théo Robichet mais aussi — excusez du peu — Marceline Loridan, Chris Marker, Jean-Pierre Sergent, Jean-Pierre Thorn, Marcel Trillat, René Vautier, sans oublier la sociologue bourdieusienne Francine Muel-Dreyfus, avec qui il partagea sa vie. De l’Algérie post-indépendance à l’Angola pré-indépendance en passant par le maquis colombien, le Kurdistan, la Palestine, le Pays basque, le Sahara occidental ou le Chili sous la dictature du général Pinochet, Bruno Muel plaçait sa caméra du point de vue des résistants. Il définissait ainsi son travail : « Un métier que j’ai toujours rêvé de pratiquer comme une déclaration d’amour, pensant que le meilleur moyen de s’attaquer au camp adverse était de faire aimer ceux du camp que j’avais choisi, parce que c’est le camp des humiliés, mais surtout parce que c’est le camp des humiliés qui relèvent la tête et se battent » *.
Bruno Muel se moquait aussi parfois cruellement des puissants, comme dans cette séquence drôlatique de Longues marches (1983) où le richissime industriel colombien Carlos Ardila Lülle ne se rendit pas compte du piège diabolique tendu par le réalisateur français, l’invitant à se présenter devant la caméra et à faire longuement son autopromotion, tout infatué qu’il était. Se tenir aux côtés des rebelles, des insurgés, des guérilleros ne signifiait pas pour autant verser dans la propagande ou la contre-propagande. « Partisan ne veut pas dire menteur. Partisan veut dire qu’on a choisi son camp » * avait-il coutume de dire. Son camp ? Celui investi par les groupes Medvedkine, ces « ateliers de cinéma ouvrier » lancés par Chris Marker afin que les travailleurs exploités s’emparent des outils cinématographiques et racontent l’oppression dont ils étaient victimes (et le sont toujours). En 1974-1975, Muel coréalisa avec les ouvriers du groupe Medvedkine de Peugeot-Sochaux l’implacable Avec le sang des autres, dont le poignant monologue de l’ouvrier à la chaîne Christian Corouge marque encore aujourd’hui les esprits. Un des points communs de tous ces cinéastes engagés ? S’ils n’étaient pas insensibles à la forme dans leurs films, s’ils soignaient l’image et le son, la révolution sociale leur importait plus, toutefois, que les révolutions formelles et esthétiques dans lesquelles se sont noyés tant de cinéastes, perdant le contact avec la réalité, célébrant l’art pour l’art et faisant ainsi le jeu des classes dominantes.
En Colombie, où Bruno Muel s’est rendu deux fois dans le maquis, à dix-huit ans d’intervalle, pour documenter la guérilla communiste des FARC — donnant d’elle une image à des années-lumières de celle de « groupe narco-terroriste » propagée pas les grands médias —, on sait ce qu’on lui doit, ainsi qu’à Jean-Pierre Sergent, son complice des années 1960. En tendant un peu l’oreille, on entend scander depuis les montagnes de Rio Chiquito et l’altiplano de Sumapaz des hasta siempre, Bruno !
Les films de Bruno Muel sont édités en DVD par Les Mutins de Pangée.
Voir aussi : Bruno Muel accompagnant les films des groupes Medvedkine à Uzeste (Gironde) avec Christian Corouge.