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Première partie

Ce que « Bolloré » fait au livre, aux éditeurs et aux auteurs

par Thierry Discepolo, 9 mai 2025
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Corrie Pabst. — « Vanitas » (Vanité), 1908.

La domination sans partage du groupe Hachette sur l’édition française ne date pas d’hier. Ni même d’avant-hier. Ne remontons pas au-delà des années 1970, quand Hachette était plus ou moins officieusement l’« éditeur de la République » et officiellement combattue, à gauche, comme une « pieuvre » qui étouffait la presse. Restons-en au crépuscule du siècle dernier, alors que le regretté Jean-Luc Lagardère avait regroupé Hachette livres, distribution et médias avec l’armement (Matra) et l’aviation (EADS-Airbus). On doit bien se dire qu’en comparaison l’« empire Bolloré » fait un peu prix de consolation. Il est vrai que Jean-Luc Lagardère n’était, à l’égal des autres grands patrons, qu’un militant du profit. Alors que Vincent Bolloré…

Voir aussi « Édition française, qui possède quoi », Le Monde diplomatique, avril 2025.

C’est donc l’alliance du grand patronat et de la droite extrême qui a provoqué les prises de conscience dont quelques médias se font l’écho depuis l’automne 2024. Et c’est la « ligne éditoriale proche de l’extrême droite » et les « piles de revues d’extrême droite à l’entrée » de leurs bureaux qui sont à l’origine de la mobilisation, en mars 2025, des représentants du personnel de Hachette. Qui invoquent aussi, en réponse aux dangers que fait peser leur nouveau patron sur le marché du livre : des ruptures de contrat, des départs de salariés et d’auteurs, ainsi que, de la part de libraires, enseignants et lecteurs, le boycott des ouvrages édités par l’une ou l’autre des quarante et quelques marques françaises du groupe.

La clarté et la franchise de ces réactions répondent à la franchise et à la clarté du projet idéologique dont le pieux milliardaire porte fièrement les couleurs : restauration des valeurs millénaires de l’Occident chrétien — version radicalement identitaire — et croisades sous-tendues par les fantasmes du « grand remplacement ».

La première illustration, au cœur de l’édition, du soutien à ce programme fut la diffusion en grande pompe du livre d’Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot (Rubempré, 2021). Cette opération de communication a fait tant de bruit qu’elle semble avoir fait oublier que le groupe Hachette n’a pas attendu d’être sous la coupe de Vincent Bolloré pour éditer le pétulant journaliste : trois titres sont parus entre 1995 et 1998 chez Grasset, maison dépendante où il débute. Sans doute était-il à l’époque un peu moins infréquentable. Mais on oublie surtout que c’est un autre groupe éditorial, en l’occurrence Albin Michel, qui a publié ses plus grands succès : cinq titres — dont Le Suicide français (500 000 exemplaires) et Destin français (100 000). Un fait d’autant plus remarquable qu’il fut peu remarqué. Comme si, du moment que les livres d’Éric Zemmour ne sont pas promus par une marque dont Vincent Bolloré est le propriétaire, l’enseigne est invisible, indifférente, indolore, inoffensive. Sans « Bolloré », l’édition, « c’est sans danger » ?

La tribune « Ne laissons pas Bolloré et ses idées prendre le pouvoir sur nos librairies » pourrait être accusée d’en rajouter sur l’ancrage à l’extrême droite fascisante, raciste et nationaliste de l’ascétique sexagénaire breton (1). Mais ce n’est pas exagéré — lorsqu’on apprend qu’il a engagé un néo-nazi pour entretenir son île et y encadrer les messes auxquelles il assiste en maître des lieux (2).

On ne trouvera jamais pareille vulgarité chez la famille Gallimard, propriétaire de Madrigall, quatrième groupe éditorial français. Mais si on s’inquiète vraiment de la diffusion des idéologies d’extrême droite, en termes de fonds littéraire et philosophique nazi et fasciste, pétainiste et antisémite, cette enseigne dispose sur Hachette d’une avance quasi séculaire (3). D’autant que, bien conscient que son fonds vieillit, on s’applique chez Gallimard-Madrigall à le renouveler, plus ou moins discrètement (4).

Lire aussi Vincent Berthelier, « Le roman du “grand remplacement” », Le Monde diplomatique, mai 2024.

Par exemple avec un des auteurs à succès emblématiques du rafraîchissement littéraire des prestigieuses collections « Blanche » et « Folio » : Sylvain Tesson, dont la proximité avec un think tank d’extrême droite comme le Grece (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) n’est pas un secret ; non plus que son admiration pour des auteurs comme Jean Raspail, qui commit Le Camp des saints, roman de gare à succès mettant en scène l’agonie de la civilisation occidentale après le déferlement de hordes de « barbares » constituées de migrants du tiers-monde. Ce manifeste, qui aurait été qualifié par Marine Le Pen de « visionnaire », est régulièrement réédité, depuis 1973, chez Robert Laffont-Editis, où il côtoie, depuis 2016 (avant le rachat par Bolloré), la réédition des Décombres de Lucien Rebatet, auteur frappé d’indignité nationale et condamné à mort en 1946, mais gracié (5).

Pour faire le lien entre ses fonds anciens et plus récents, Gallimard entretient de nombreux passeurs. Mais de l’avis unanime des observateurs les plus autorisés, Pierre Assouline règne en maître sur ce domaine : au fil de ses textes (blogs et critiques), biographies, essais historiques et romans, on apprend à comprendre la fidélité sous la duplicité, l’habileté sous la lâcheté, la roublardise sous la trahison, pour finir par accepter, malgré tout, l’humanité des salauds qui oscilleraient toujours entre dieu et diable (6).

Les audacieux recrutements de ce style de profil littéraire et politique ne sont pas exceptionnels chez Madrigall. Ainsi Richard Millet : membre du comité de lecture de Gallimard — le saint des saints qui en définit la production éditoriale —, cet auteur prolifique (plus de quatre-vingt titres, dont une bonne partie dans le groupe Gallimard) — y a fait paraître une quarantaine de livres. Mais en 2012, Millet commet un maladroit « éloge littéraire » de l’ultranationaliste norvégien, raciste et suprémaciste blanc Anders Breivik, responsable d’attentats et d’une tuerie de masse qui ont fait, un an plus tôt, 77 morts et 320 blessés à Oslo et Utøya (7). Face aux premières vagues d’indignations, Antoine Gallimard (375e fortune française) prend la défense de son employé, qualifié de « lecteur attentif et éditeur de qualité n’ayant jamais failli à son professionnalisme », dont il ne partage pas les idées mais dont il tient à protéger « le droit d’exprimer sa volonté de partir dans une croisade anti-multiculturalisme (8) ».

En songeant au genre de position publique qu’a depuis « exprimée » Antoine Gallimard, on peut se demander si son généreux libéralisme ne cache pas une secrète faiblesse pour ce genre de « croisade ». Qu’on voit poindre lorsqu’il signe, dans Le Point du 19 juin 2024, avec la fine fleur des intellectuels de droite plus ou moins extrême, une tribune enragée contre le Nouveau Front populaire, cette « nouvelle peste rouge-brune » dont il faut « sauver notre chère République, […] l’avenir de notre démocratie, de notre culture comme de notre civilisation au sein du concert des nations ». Difficile ne pas voir là une rhétorique inspirée d’un slogan électoral de Marion Maréchal-Le Pen : « Défendre notre civilisation et l’Europe des nations ».

Que la bénédiction patronale soit libérale ou cryptofasciste, qu’elle vienne du cœur ou du portefeuille, elle n’a pas résisté à une bronca portée par Annie Ernaux et signée par d’autres irréprochables auteurs Gallimard tels que Le Clézio, Tahar Ben Jelloun et suivie, avec le tact qu’on lui connait, par l’historien et académicien Pierre Nora — autre membre prestigieux du prestigieux comité de lecture que Millet dut quitter (9). Tout en restant quand même employé de Gallimard jusqu’en 2016.

Cet épisode n’a en rien altéré l’honorable réputation de Gallimard. S’inquiète-t-on donc vraiment dans le monde du livre de la diffusion des idéologies d’extrême droite dès lors qu’elle n’est pas tapageusement poussée par Vincent Bolloré ?

Thierry Discepolo

Auteur de La Trahison des éditeurs, Agone, Marseille, 2023.

(3Si on ne présente plus l’écrivain antisémite Louis-Ferdinand Céline ni le philosophe antisémite Martin Heidegger et l’écrivain fasciste Ernst Jünger (édité dans « La Pléiade »), on a sans doute oublié, pour s’en tenir aux plus emblématiques, les antisémites et collaborationnistes Pierre Drieu la Rochelle, Jacques Chardonne, Paul Morand et Marcel Jouhandeau, le maréchaliste et royaliste Pierre Boutang, le fasciste, antisémite et collaborationniste Robert Brasillach — fusillé en 1945 pour « intelligence avec l’ennemi », ce dernier, toutefois, « n’appartient plus au catalogue de l’éditeur depuis 1999 », précise le site de Gallimard.

(4Pour une analyse politique et littéraire de cet héritage et de son renouvellement, lire Évelyne Pieiller, « La réaction, c’était mieux avant », Le Monde diplomatique, août 2023.

(5Le Dossier Rebatet : Les Décombres, L’Inédit de Clairvaux, Bouquins-Editis, 2015. Sur les références de Sylvain Tesson, lire Johan Faerber, Le Grand Écrivain, cette névrose nationale (Pauvert, 2021) ; Vincent Berthelier, Le Style réactionnaire, de Maurras à Houellebecq (Amsterdam, 2022) ; François Krug, Réactions françaises (Seuil, 2023). Sur Le Camp des saints, écoutez l’émission « Le Vif de l’histoire », France Inter, 14 novembre 2022.

(6Entre autres biographies de Pierre Assouline, signalons celles de Marcel Dassault, Gaston Gallimard, Hergé, Jean Jardin, Georges Simenon ; et, sous le titre Sigmaringen (en « Folio »), un récit « littéraire » où l’auteur cultive l’ambiguïté comme d’autres la clarté : un cocasse huis clos réunissant Pétain, Laval, leurs ministres, des miliciens, des collabos français et, bien sûr, le bon docteur Louis-Ferdinand Destouches, allias Céline.

(7Richard Millet, Langue fantôme. Essai sur la paupérisation de la littérature, suivi de Éloge littéraire d’Anders Breivik, Pierre-Guillaume De Roux, 2012.

(8Antoine Gallimard, cité par Eléonor Sulser, « Richard Millet se retire partiellement de Gallimard », Le Temps, 13 septembre 2012.

(9Annie Ernaux, « Le pamphlet fasciste de Richard Millet déshonore la littérature » et Pierre Nora, « “Nous voilà dans un piège” », Le Monde, 10 et 11 septembre 2012.

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