Ce sont deux côtes séparées par une mer de corail que les géologues appellent océan. Entre 8 et 9 heures du soir, avant que la Lune ne pointe, les entrailles de la terre s’y projettent, laissant apparaître la Voie lactée. Les phosphorescences de la surface font jaillir des poissons-volants qui, emportés par des rafales de vent corrosives, recouvrent les vedettes éteintes de températures instables, accompagnant leurs vogues chargées d’essence, d’hommes et de marchandises de contrebande.
À Bab-El-Mandeb, la Porte des Lamentations de cette faille grandissante, garante de l’une des plus riches biodiversités de la planète, se séparent jour après jour deux continents. Des navires militaires, par dizaines, surveillent la circulation maritime. Un chasse-mines français croise une frégate saoudienne. Les passeurs, rares, guettent la nuit tombée le ciel. Un drone longe les côtes. L’Afrique et l’Arabie s’écartent. Vingt kilomètres pour un océan.
Djibouti, passage d’exils
Lire aussi Gérard Prunier, « La Corne de l’Afrique dans l’orbite de la guerre au Yémen », Le Monde diplomatique, septembre 2016.
Côté ouest, à Djibouti, une longue route, la RN14, longe, sinueuse, le rivage. Abandonnée par les véhicules, elle laisse apparaître ici et là un va-nu-pieds éthiopien, deux policiers aux kalachnikovs rayées, l’un et l’autre en haillons. À un cantonnement chinois succèdent un centre d’entraînement djiboutien, puis des camps de réfugiés accueillant Somaliens, Éthiopiens et Yéménites. Du fait de la réverbération causée par le sel, les températures atteignent jusqu’à soixante-dix degrés. Nous sommes près du lac Assal, qui fut jusqu’à la seconde guerre mondiale l’une des premières sources mondiales de ce minéral. Merveille géologique, la zone accueille l’île du Diable, objet de toutes les superstitions, lesquelles indiffèrent la China Harbour Engineering Company. La société vient de reprendre l’exploitation de la mine et s’apprête à faire disparaître les caravanes afar qui assuraient la commercialisation du sel jusqu’au Tchad.
Le terrain montagneux fait écho aux sierras andalouses, à la différence qu’ici la terre tremble ; de ces tremblements naissent des volcans. La terre, ici rouge, là noircie, nourrit les acacias asséchés par une plante invasive, importée par un ministre mal inspiré. La route passe à côté de la falaise d’où fut jeté le corps d’un certain Bernard Borrel, magistrat français détaché auprès de la justice djiboutienne en 1994 et « suicidé » un an plus tard. Une stèle a été apposée, et quelques Djiboutiens y sont arrêtés. Depuis, d’autres cadavres lui ont succédé. Par centaines. Selon la cheffe de mission de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), jusqu’à trois cents exilés ont emprunté cette route chaque jour l’année dernière, attirés par les mirages saoudiens. Les corps n’étant pas toujours ramassés, le nombre de disparus reste à déterminer. Dotés d’une seule bouteille d’eau, ils traversent, trois, quatre jours durant, des déserts où les arrêts sont parfois définitifs. Des enfants qui vendent du charbon les dépassent. Des pêcheurs portant leur marchandise les ignorent.
Drones, bases et militaires étrangers
Djibouti est la dernière colonie française à avoir acquis son indépendance. Incontournable point de passage sur la route de Suez, ce petit pays d’un peu moins d’un million d’habitants est dirigé par M. Ismaïl Omar Guelleh, qui pose, l’air bonhomme, sur les portraits officiels, depuis dix-neuf ans. Issu du clan des Issa, majoritaire, et qui partage le pouvoir avec les Afars, il était déjà, en 1978, le tout-puissant chef de cabinet du premier président du pays. Son régime, paranoïaque, a réussi à faire croire que chaque mouvement est surveillé. Les opposants disparaissent parfois, l’opérateur téléphonique unique enregistre les conversations les plus anodines et, les années passant, les murmures sur son état de santé, l’influence de sa femme et des hommes d’affaires qui le maintiendraient au pouvoir contre son gré se sont multipliés.
La capitale, petite ville coloniale fondée il y a un peu plus d’un siècle, maintenant débordée par les bidonvilles, se sépare en deux centres, qu’un escalier permet de rejoindre. Il y a les quartiers numérotés, où naquit la colonie, aujourd’hui faits de maisons en corail recouvertes de tôle, sans route ni eau, et ceux que l’on rejoint en montant quelques marches, projection soudaine en un monde de moteurs et de goudron. L’architecture coloniale y domine, les bars à restaurants pour militaires et expatriés sont légion. L’écart indiffère, en un pays où chômage et pauvreté atteignent 40 % de la population, et où le maintien de l’ordre s’est imposé à toute conception de l’individualité.
La ville entasse pas moins de cinq bases militaires, coincées entre les quatre ports qui y ont poussé. Aux Français, délogés du camp Lemonnier en 2002, ont succédé près de l’aéroport les Américains. C’est de là que sont entretenus les drones qui, partant de l’aérodrome de Chabelley, pilotés à partir des bases de Creech au Nevada, et de Cannon au Nouveau-Mexique, assassinent Somaliens, Yéménites et parfois même Syriens et Irakiens. C’est là aussi que logent, en autarcie jusqu’à 4 000 soldats. Devenu le point nodal de la stratégie anti-terroriste mise en œuvre par M. Barack Obama en 2010, le camp a, après plus de 1 milliard de dollars d’investissements, été transformé en base aérienne permanente, d’où les F15, ont, à partir de 2011, accompagné les drones Predator dans leurs bombardements réguliers de la zone.
Le Pizza Hut y est réservé aux militaires accrédités, ce qui n’a pas manqué de susciter quelques conflits avec les Japonais, initialement accueillis par les Américains avant de déployer leur propre base, en 2011 (1), à quelques mètres de distance, et dont l’extension a été décidée en 2017 (2). Les Italiens, en 2013 (3), les ont suivis, inaugurant comme les Japonais, et bientôt les Chinois, leur première base militaire en dehors de leurs frontières, à la lisière de la capitale. L’on attendait Dubaï et les Qataris, mais ces derniers se sont retirés en 2017 de l’île de Domeira, suite au blocus mis en œuvre par l’Arabie saoudite et ses alliés, et Dubaï n’a pas supporté l’expropriation forcée du port de Doraleh, imposée par les Chinois. Cela n’a pas refroidi Riyad, dont les incitations financières ont permis de relancer le processus de paix avec l’Érythrée et l’Éthiopie, et dont les installations militaires sont déjà bien avancées malgré les protestations égyptiennes. Les propositions russes et iraniennes, qui ont été pour l’instant rejetées, ont amené à la rupture des relations diplomatiques avec Téhéran, tandis que les Russes s’accordaient en secret avec les Chinois sur l’utilisation de leur base.
Influence chinoise, résilience française
Car c’est surtout la Chine qui fait ici bruisser. Tandis que Pékin inondait le pays de prêts afin de le rendre insolvable et imposer la prise de contrôle de ses infrastructures — outre la prise de contrôle du port de Doraleh et l’inauguration de la plus importante zone franche de la région, leurs prêts ont permis le financement d’une ligne ferroviaire reliant Doraleh à Addis-Adeba —, elle inaugurait à son tour sa première base militaire en dehors de son territoire. Celle-ci, présentée comme un site d’appui logistique, peut, selon les termes de l’accord officiel, accueillir jusqu’à dix mille soldats. Une jetée capable de recevoir des porte-avions est en construction, tandis qu’une piste aéroportuaire permet déjà le décollage de drones et d’hélicoptères. Dubaï, forcé à la sortie par cette manœuvre, s’est respectivement déporté en Éthiopie, à qui une aide financière substantielle a été attribuée, au Somaliland, par la construction d’une base militaire (4), au Punt, par la construction d’une base navale civile, en Érythrée, par l’agrandissement de la base militaire d’Assab et la construction d’un oléoduc la reliant à l’Éthiopie, et au Yémen, par son occupation militaire des côtes, la prise des ports d’Aden, de Mocha et de Mukalla, le siège de celui d’Hodeida et la colonisation de l’île de Socotra.
Lire aussi Philippe Leymarie, « Djibouti, point d’appui de la stratégie militaire française », Le Monde diplomatique, juillet 1987.
L’affaire est unique en un petit territoire où jusqu’à récemment, c’était bien la France, malgré la réduction de ses moyens, qui conservait une certaine primauté. Les accords de défense de 2011 l’érigent encore en protectrice de l’intégrité territoriale et de la sécurité du pays, mais ceux-ci embarrassent toujours plus une ancienne métropole inquiète de la multiplication d’incidents que suscite cette étrange promiscuité militaire. Le contrôle de l’espace maritime échoit à la France, qui a construit à cette fin trois sémaphores à l’orée des années 2000 (5). Le grand hôtel de la ville, le Kempinski, où « IOG », comme l’on surnomme ici le président, reçoit ses invités les plus prestigieux, est accolé à la base navale française du Héron et sa station d’interceptions électroniques tenue par la direction du renseignement militaire (DRM). Entre moyens aériens et maritimes, l’ancienne métropole dispose encore de 1 450 soldats, et y fait régulièrement mouiller ses sous-marins nucléaires d’attaque (SNA).
Djibouti, au cœur des stratégies d’influence des grandes et petites puissances, garde par ailleurs une certaine appétence pour la francophonie, même si 40 % de la population n’atteint pas la fin de l’école primaire. De nombreuses installations militaires secondaires parsèment le pays afin d’assurer une profondeur stratégique à la présence française, et il n’est pas rare de voir un Transal se diriger vers Moulhoulé, à l’extrême-nord du pays, pour des « exercices » étonnamment proches des côtes yéménites. À Arta, sur le chemin de Tadjoura, le Centre d’entraînement au combat et d’aguerrissement de Djibouti (CECAD) organise des entraînements réguliers sur sa plage. L’aérodrome de Chabelley reste officiellement une emprise française, et au Kempinski, le portrait du propriétaire, le cheikh Maktoum, souverain de l’émirat de Dubaï, surplombe des militaires espagnols et allemands missionnés par la Navfor, dans le cadre de la mission Atalante, en charge de la sécurisation du détroit, qui travaillent sur la base française. L’état-major de la mission vient d’ailleurs, Brexit oblige, d’être basculé à Brest et Rota, renforçant l’emprise française sur cette opération européenne, et son rôle dominant dans la sécurisation du détroit.
Pirates et grandes manœuvres militaires
L’enjeu n’est pas faible. Bab-El-Mandeb voit passer plus de 10 % des marchandises circulant dans le monde. La misère y a, il y quelques années, précipité Somaliens et Érythréens à l’attaque des porte-conteneurs, en une insurrection vite neutralisée qui a ouvert la porte à la militarisation de la région (6). Le spectre de l’attaque de l’USS Cole, qui avait inauguré en 2000 le cycle de visibilité acquis par Al-Qaida, fut invoqué pour enclencher une intense mobilisation militaire n’ayant jamais rendu à la mer sa tranquillité. Des navires garnison y circulent régulièrement (7), et les grandes puissances y ont trouvé le terrain de jeu que la présence tutélaire de l’Iran interdisait à Ormuz. Les intérêts commerciaux et militaires se sont mêlés, la multiplication des bases à double usage ayant fait naître une espionnite aigüe, faite de provocations mutuelles et d’investissements concurrents à coups de milliards. En ce jeu, les alliances ont double fond, et l’axe égypto-saoudien, appuyé par les États-Unis, ne peut parfois s’empêcher de considérer avec quelques craintes l’hyper-activisme de leur allié émirien, aux accents toujours plus spartiates que vénitiens.
Le Yémen, si proche mais interdit
Le Yémen s’est trouvé au cœur de ces dynamiques concurrentielles. Territoire déchiré par des années de guerre civile, écrasé par un pouvoir autoritaire que la communauté internationale s’est obstinée à soutenir au nom des logiques anti-terroristes, il s’est effondré après le lancement en 2015 d’une offensive menée par l’Arabie Saoudite et ses alliés musulmans. Les flots d’armes vendus depuis vingt ans par l’Occident ont trouvé là leur point de condensation, plongeant 18 millions de personnes — 80 % de la population — dans la famine et menant à la mort jusqu’à 50 000 enfants chaque année (8). Comme tout le monde à Djibouti, le gérant du Kempinski assure ne rien en savoir. « Aucune chance de vous aider », répond-il à qui souhaite tenter la traversée. « Je ne peux vous proposer que des excursions ou des séjours de plongée. » C’est que sur les rivages qui lui font face, son employeur déploie des milliers d’hommes, ouvre des prisons secrètes et gère des centres de torture (9), négociant avec Al-Qaida le contrôle des régions qui lui ont échappé (10).
À quelques kilomètres de là, la guerre a fait se rencontrer d’étranges processions. À trois ou à quatre, les réfugiés éthiopiens et somaliens croisent accablés, après avoir marché des jours durant, des Yéménites fuyant le pays que les premiers s’apprêtent à rejoindre. Dans le village d’Obock, petit bord de mer de dix mille habitants et principal point de passage vers le Yémen, les autorités ont accueilli au plus fort de la crise jusqu’à trois mille réfugiés (11).
Obock forme un court amas de maisons couleur terre assemblé autour d’un port construit par les Français et rénové par les Américains. Impatients, les exilés qui s’y pressent, demandent en arrivant à s’embarquer dans un boutre. Certains semblent encore ignorer que le Yémen est en guerre. Les voies maritimes habituellement empruntées par les passeurs ont été fermées. La Mer Rouge, à l’apparence de calme, masque de violents courants marins.
Lire aussi Gilbert Achcar, « Au Proche-Orient, la stratégie saoudienne dans l’impasse », Le Monde diplomatique, mars 2018.
Le camp de Markazi, majoritairement peuplé de Yéménites, les accueille dans l’attente d’une solution. Les Somaliens qui sont partis de Djibouti à pied après avoir traversé une frontière close, n’ont cure des récits qui leur parviennent de la rive d’en face. Ils en sont parfois à leur troisième tentative, attendant que les passeurs leur proposent une traversée directe jusqu’à Djeddah, le port saoudien. Longeant les côtes de l’Érythrée en de lourds bateaux saturés d’âmes et empesés par des cargaisons de qat, les passeurs n’ont alors aucune chance d’esquiver les frégates et les drones, et ne peuvent compter que sur une hypothétique complaisance qu’ils auront à payer chèrement. Une fois arrivés sur place, des réseaux bien établis s’occuperont d’assurer l’exploitation des migrants, et une rétention dont ils auront bien du mal à échapper.
Ceux qui renoncent à ce stade et quelques autres qu’il a fallu saisir pour complaire aux autorités sont raccompagnés à la frontière via le ferry de Tadjoura. Ici, nul ne songe à les assimiler à la délinquance, ou à une quelconque allogénéité. L’étranger, et l’étrangéité, sont omniprésents. Les Yéménites ont ouvert le café le plus couru de la crique, et la piste aéroportuaire et le stade ont été construits par les Français sans que l’on ne comprenne pourquoi. La route qui relie la ville à Djibouti, faite d’étranges boucles, prenant des détours que tous attribuent à la corruption, a été financée par des bailleurs internationaux. Peu de véhicules l’empruntent. Un pick-up réaménagé emportant par douzaines les plus fortunés des réfugiés et une jeep militaire française banalisée, l’utilisent épisodiquement. Ce n’est qu’en dépassant Tadjoura, plusieurs dizaines de kilomètres en aval, que les camions éthiopiens, déviés de leur port d’attache naturel pour renforcer ceux de Djibouti, en révèlent l’utilité. De la présence de ceux-là même on s’inquiète pourtant. Le rapprochement entre Asmara et Addis-Abeba offre à l’Éthiopie la possibilité d’un débouché maritime plus proche, moins contrôlé, qui pourrait assécher Djibouti, et explique la frénésie d’ouverture à laquelle les autorités se sont livrées. La rébellion afar du Front pour la restauration de l’unité et la démocratie (FRUD), sise plus en amont dans les terres, s’en inquiète, et a accru récemment ses activités, craignant l’assèchement de ses financements transfrontaliers. Le bureau du commandant d’Obock est jonché de procès-verbaux de rebelles ayant déposé les armes et demandant clémence. Lorsqu’il est interrogé à ce sujet, il rit : « Une rébellion ! Mais ce sont eux qui tiennent l’arrière-pays, en coopération avec l’armée ! ».
Boutres, pétanque et tourisme
Le poste avancé de la marine nationale d’Obock est le témoin privilégié de toutes ces circulations. Reconstruit par les Américains en 2008, un patrouilleur fatigué y mouille en une rade enserrée par des grillages que les militaires eux-mêmes contournent pour atteindre leurs baraquements. Dans la salle de commandement, sous les néons, un radar éventré et une radio accompagnent des tables de bureau moderne entassées sur le côté, et deux chats qui se prélassent. Le chef de la base, un lieutenant anglophone, est seul à occuper cet immense espace. Grand, une trentaine d’année, d’origine somalienne, il doit partir en formation en Allemagne en janvier et s’enquiert des températures européennes en appuyant l’air absent sur les boutons de son radar éteint. Un boutre yéménite vient d’accoster, porteur d’une cargaison de fruits et de légumes. L’embarcation n’a aucune autorisation. L’officier réclame quelques raisins. On aidera à débarquer la cargaison.
En amont, devant le poste de commandement de la police locale, des pêcheurs réfugiés de Mocha jouent à la pétanque avec les officiers. L’un des membres de l’équipe de Kamil Ali, le plus haut gradé, a participé à Andorre aux championnats du monde de ce sport hérité de la période coloniale, et raconte son arrivée à Perpignan, via l’aéroport « Charles de Gaulle », puis le trajet en car jusqu’à la principauté. La défaite avait été lourde, et il se venge comme il peut sur les Yéménites qui apprennent à ses côtés. À quelques pas du berceau de l’humanité, plusieurs millénaires d’échanges ont lié les êtres jusqu’à mêler teintes et visages et les indifférencier.
La ville d’Obock, comme celle de Tadjoura et quelque part Djibouti, a beaucoup bénéficié de la guerre. Outre la construction d’infrastructures diverses, l’exil des bourgeoisies yéménites a permis le développement d’un avant-poste jusque-là déserté par les capitaux. L’interdiction de la pêche au chalut qui permettait aux villageois de vivre des coraux poissonneux, s’est doublée de projets d’investissement immobiliers qui enserrent le cimetière français, amas de tombes blanches brûlant sous le soleil au bord de la mer. Ce qui devait être l’affaire de quelques mois dure cependant maintenant depuis près de quatre ans, et le temps se fait long pour les Yéménites qui sont restés. Au loin, l’on devine ces traces de trafic qui font de Bab-El-Mandeb l’un des détroits les plus importants de la planète. Les géants de la compagnie MAERSK y voguent, indifférents aux bombes quotidiennement déversées à quelques kilomètres. Les côtes du Yémen ne sont pas visibles. Il faut remonter jusqu’à Moulhoulé pour apercevoir le chapelet des îles aux sept frères, ensemble de rocs désertiques où des investisseurs chinois envisagent la construction d’un resort. Pour l’instant, n’y habitent, par tours, qu’une poignée de pêcheurs et des contrebandiers, dormant sur la plage de coquillages à l’aide de couvertures siglées UKAid, jouant la journée avec les bernard l’hermite en attendant leur tour, allant et venant entre Obock et le village yéménite de Bab-El-Mandeb, petit port relais de celui de Mocha.
Halte à Bab-El-Mandeb
Il n’est pas aisé d’atteindre la côte yéménite, et les rares passeurs acceptant encore de faire le chemin prennent une infinité de précaution, faisant loger en des maisons verrouillées dont il est interdit de sortir avant la tombée de la nuit. À trois heures de voyage d’Obock, sur des vedettes naviguant à l’aveugle et s’évitant à l’aide de codes de lumière secrets, se trouve le village yéménite de Bab-El-Mandeb. Déserté par les autorités, l’école y est fermée depuis trois ans, l’électricité a été coupée et l’eau ne se trouve plus qu’au puits. Au-dehors, les niqab, rares à Djibouti, sont la règle, et les boutres échoués dessinent un paysage apocalyptique, rompu seulement par des pick-up hystérisés se précipitant au front.
Certains habitants, comme Hussein, qui nous accueille, ont profité de la guerre, et se sont enrichis grâce à la contrebande et les rachats successifs de vedettes de pêche. Sa maison, l’une des plus grandes du village, est affectée par un premier étage laissé en jachère, construction avortée par la pénurie qui s’est imposée. L’inflation a explosé ces derniers mois, suite au dédoublement de la banque centrale entre « autorités légitimes », qui tentent cahin-cahan de s’imposer sur le territoire de ce qu’était la République démocratique populaire du Yémen avec l’aide de la coalition, et les rebelles houthis qui ont pris la capitale, Sanaa, et la plus grande partie de ce qui fut La République arabe du Yémen. Le blocus imposé par les Saoudiens, renforcé à partir de novembre 2017, les routes coupées, la fragmentation des alliances et les pillages qui s’en sont suivi ont accru les difficultés et fait naître des crises sanitaires à répétition. Le choléra menace sa famille nombreuse, pourtant dotée de télévision câblée et d’un frigo.
Lire aussi Philippe Leymarie, « Djibouti entre superpuissance et superpauvreté », Le Monde diplomatique, février 2003.
Bab-El-Mandeb profite de sa localisation, à mi-chemin entre la capitale provisoire, Aden, et la base militaire émirienne de Mocha. Sa proximité avec les côtes djiboutiennes n’a pas fait naître d’intérêt particulier chez les occupants, ce qui a permis à Hussein d’envoyer son fils, enfant le plus précieux, à Obock, tandis que ses cinq filles s’apprêtent à faire leur première rentrée depuis quatre ans dans la nouvelle école coranique financée par Riyad. La guerre, ici fantôme, loin des convulsions du front, ne cesse cependant de le tarauder. Il y a quelques jours, des tanks Leclerc et des hélicoptères sont passés près du village, direction Hodeida, assiégé depuis novembre 2017 au risque de la vie d’un pays.
L’offensive visant à reprendre le premier port du pays, où arrivent en temps normal 90 % des aliments importés, aurait dû durer quelques jours. Mais les rebelles houthis avaient préparé les populations et miné les environs. Toutes les offensives dirigées par les émiriens et menées par des mercenaires soudanais, centrafricains, nigériens et colombiens, ont échoué, provoquant une crise interne à Riyad, où il se dit que soixante officiers auraient démissionné, et à Abou Dhabi, où l’émir de Ras al-Kayma, l’un des plus pauvres de la fédération des Émirats arabes unis (EAU), a protesté avec véhémence de ce que seuls ses soldats eussent été envoyés au front.
Un conflit qui dépasse la raison
Les causes profondes du conflit laissent pantois les habitants et beaucoup d’observateurs internationaux. L’offensive qui, en 2015, fut enclenchée par les Saoudiens pour ne durer que quelques jours et ainsi légitimer l’accès au pouvoir de M. Mohammed Ben Salman (MBS), s’est transformée en une véritable guerre d’attrition où les Émiriens ont pris la place principale. Les logiques claniques ne sont pas étrangères à ce qui reste avant tout l’un de ces conflits-vitrine ayant dérapé. M. Mohammed Ben Zayed (MBZ), prince héritier d’Abou Dhabi est considéré comme le grand ordonnateur de la guerre. Acteur-clé dans la légitimation du changement dans l’ordre de succession mené par M. Ben Salman et son père, le roi Salman, à Riyad, il avait organisé, via son ambassadeur à Washington, M. Yousef Al-Otaiba, proche de M. Jared Kushner, la première visite d’État de M. Donald Trump à Riyad, lors de laquelle près de soixante chefs d’état et responsables étrangers assistèrent à l’adoubement du nouveau maître du royaume.
M. Ben Zayed, qui se considère comme le mentor de M. Ben Salman, lui avait suggéré de solidifier sa position en lançant une guerre-éclair, qu’il transformerait ensuite en une offensive offrant aux Émirats le contrôle du sud de la péninsule, asseyant ainsi sa prééminence portuaire sur la région. MBS, devenu par la grâce de ce qui n’était pas encore un fiasco militaire prince héritier du royaume saoudien, était-il alors véritablement inquiet de cette rébellion houthie que l’on dit chiite, mais dont le culte était jusqu’à il y a peu considéré par certains comme la cinquième école sunnite, et de la prééminence que cette alliance aurait pu offrir à l’Iran sur la région ? Il y a lieu d’en douter, tant les preuves d’une implication réelle de Téhéran dans le conflit sont rares, et les liens entre les Houthis et le monde chiite réduits à des déclarations symboliques (12). Les effondrements successifs qui ont suivi le déclenchement des hostilités ne laisse qu’une certitude : en des territoires où les logiques claniques restent fondamentales, et les logiques religieuses instrumentales, les niveaux de discours, alternant légalité internationale, légitimité religieuse et rivalités tribales ne cessent de s’emmêler, selon les intérêts des acteurs.
Le Yémen pèse de son propre poids dans la mythologie régionale, malgré la faiblesse de son économie. Les légendes de la Felix Arabia (Arabie heureuse) et du royaume de Saba, prolongées en France par les aventures d’Arthur Rimbaud et de Paul Nizan, les films de Pier Paolo Pasolini plus tard, ont inscrit le territoire dans l’imaginaire occidental. Dénué de ressources naturelles, parmi les plus pauvres du monde, il n’en reste pas moins le lieu d’accueil de certains des plus importants épisodes du monde musulman, et a tiré de ses racines une forme d’aura jamais démentie. Base arrière d’Al-Qaida, ayant accueilli jusqu’à son assassinat l’un de ses plus important propagandiste, Anwar Al-Awlaki, ses dirigeants sont issus de prestigieuses lignées, tandis que sa population, la plus importante de la péninsule, use d’une langue que certains considèrent comme la plus pure du monde arabe. Depuis la réunification du pays, les guerres, légion, ont aguerri les rebelles du Nord, qui ont su contrer six offensives menées par le président Saleh en moins de dix ans. Aujourd’hui, ils tiennent un territoire proche de ce que fut le Yémen du Nord, tandis que l’ancien Sud est éclaté en un archipel d’autorités qui rendent inaudibles les éléments de langage saoudiens relatifs au « rétablissement de l’ordre » qu’ils auraient, par leurs bombardements, recherché. De renversements d’alliances en ingérences, cet avant-poste de la guerre contre le terrorisme a plongé pas à pas en une guerre civile fratricide dont plus personne n’a les clefs. Avant l’implication saoudienne, le taux d’armement civil était déjà l’un des plus élevés du monde. Il s’est doublé de bombardements aveugles qui, en août et septembre 2018, ont abattu sur la seule côte ouest deux bus scolaires et plusieurs dizaines de bateaux de pêcheurs, tuant dix-huit de ces derniers en un seul jour dans le village d’Al Khawakgah, sans qu’aucune enquête ne soit menée. Le chef d’état « légitime » exilé à Riyad, incapable de siéger en une capitale théoriquement sous son contrôle, les milices indépendantistes et Al-Qaida, soutenus en sous-main par les Émirats, ont respectivement pris le contrôle d’Aden et de l’arrière-pays. La communauté juive, millénaire, a littéralement disparu, poussée à la sortie par l’antisémitisme paranoïaque des Houthis et le salafisme radical des Saoudiens et de leurs alliés. Entre eux, les Frères musulmans, soutenus par le Qatar qui a été exclu de la coalition suite à la mise en quarantaine de l’émirat, tentent des incursions violemment réprimées, et pourtant encore et encore renouvelées.
Lire aussi Angélique Mounier-Kuhn, « Au Qatar, une quête d’autosuffisance à tout prix », Le Monde diplomatique, octobre 2018.
Difficile au premier abord d’en vouloir à l’observateur étranger de son indifférence face à ce qui ressemble à une mise à jour du septième cercle de l’enfer. Tous les acteurs au conflit, à commencer par la France, par le truchement de son ambassade à Djibouti, font leur possible pour éviter une quelconque couverture journalistique. Fait unique, le siège d’Hodeida, ses bombardements continus et ses morts quotidiennes, ne sont couverts par aucun média international. Impossible de déterminer le nombre de morts qu’a provoqué le conflit, les dernières estimations, systématiquement reprises par les médias, n’ayant pas évolué depuis deux ans. Pris par une étrange inquiétude, les Houthis ont fini par considérer le moindre étranger comme un potentiel agent de renseignement, rendant impossible l’obtention d’un passage pour Hodeïda. Pris en des luttes dont le seul point commun est d’ignorer leurs intérêts, les Yéménites en étau ne semblent plus avoir d’autre choix que de s’y habituer.
Il ne reste dès lors qu’à retourner à Obock, où s’étend excitée la rumeur du passage d’avions de chasse français, décollés de la capitale en direction du Yémen. Impossible de vérifier. À peine arrivés, des militaires français « passant par-là » nous indiquent qu’il est grand temps pour nous de rentrer au pays. Entre les chèvres et les niqab, trente réfugiés parqués à l’arrière du ferry de Tadjoura et encadrés par deux véhicules militaires attendent d’être expulsés. L’un se jette à l’eau avant d’être immédiatement repêché. Karim Ali, le commandant d’Obock qui a été chargé de nous escorter, commente, indifférent : « De toutes façons, ils seront de retour dans trois jours. » Avant d’ajouter : « Enfin, ceux qui survivront. »