
Avant sa destruction, en octobre 2016, la « Jungle » de Calais comptait près de dix mille réfugiés, hommes, femmes, enfants venus de tous les continents. Le processus d’évacuation prendra plusieurs mois. Le 23 février 2016, le photographe Philippe Bazin est en résidence de travail dans le nord de la France, sur la route des sans-abri. Il saisit des images de la visite dans le camp de la juge administrative chargée « de la destruction concertée et progressive sur plusieurs semaines de la zone sud du camp. » Grenades lacrymogènes et tir tendus de balles en caoutchouc forcent les réfractaires au départ en car vers des destinations inconnues.

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Douze photos grand format de l’enclave, et neuf plus petites, d’une foule rassemblée, vue de dos, montées comme une séance filmée, sont au cœur du livret Vider Calais, accompagnées d’un texte de la philosophe Christiane Vollaire (1). L’ensemble, saisissant, est actuellement visible à Dunkerque, au cœur d’une exposition plus importante de Philippe Bazin sur les migrations, intitulée « Underground Water Road ». Un panoramique de bateaux porte-containers du port de Matosinhos, au pied de Porto, observés en 2001, des photos du centre de rétention de l’aéroport de Varsovie, prises en 2008. À Lesbos, le diptyque d’une décharge, près de la place de Molyvos, où, sur des centaines de mètres, sont accumulés de dérisoires gilets de sauvetage fluorescents, ou encore un triptyque de la plage où les migrants viennent s’échouer, rompant à jamais avec sa vocation touristique. Le visage d’une jeune femme comorienne qui raconte sa traversée cauchemardesque sur un canot pneumatique… Un parcours d’images captées à dix-sept ans de distance et déployées comme dans une mise en abyme au château Coquelle jusqu’au 21 décembre 2019, un cadre qui leur donne une dimension encore plus troublante.

Récemment, à la maison Robert Doisneau de Gentilly, une autre exposition construite en commun avec Christiane Vollaire, « Qui est nous ? » (2), permettait de voir encore un autre angle du travail du photographe et enseignant en arts plastiques, qui creuse les relations entre esthétique et politique. Il aime les portraits au plus près, resserrés. Il a aussi bien capturé, après une attente patiente et entêtée, l’expression de nouveau-nés ayant tout juste quelques minutes de naissance que des visages de personnes âgées bousculées par la vieillesse et la maladie jusqu’à la lisière de la folie. Ce ne sont pas des images tranquilles. Tout comme le réel qu’il documente au plus près dans de nombreuses luttes, en France, en Roumanie ou en Grèce, qui se font écho. Mais ce sont des images puissantes qui disent tout le contraire de la défaite là où l’on pourrait penser qu’hommes et femmes maltraités, violentés, sont irrémédiablement à terre. C’est le regard insoumis et la parole inaliénable des gens qui les intéressent tous deux et qu’ils mettent en espace dans un dispositif qui ne cherche pas à associer les récits aux portraits pour en multiplier l’universalité.

Dans Vider Calais, Philippe Bazin a délaissé cette approche photographique resserrée pour mettre de la distance avec la brutalité de cette zone de non-droit, toujours plus étirée, qui balafre le territoire, et respecter la vulnérabilité de ceux et celles qui y sont livrés pieds et poings liés. Les personnes sont saisies de loin comme autant d’ombres rendues à la même invisibilité et en même temps chargées d’une présence épaisse et dessinée. Les lieux sont montrés dans leur terrifiant état de bidonville carcéral, cernés par les barbelés et les différents dispositifs de surveillance policière, dépourvus du minimum pour survivre qu’il faut refabriquer et réinventer quotidiennement.

Christiane Vollaire, elle, analyse historiquement l’expérience de l’enclave, « espace d’exposition à la violence, dans laquelle la relégation préfigure la disparition des sujets ». Sur les traces de Michel Foucault (3), qui avait déjà alerté sur ce processus de déshumanisation, elle dénonce une politique qui aujourd’hui, selon elle, « n’a plus de politique que le nom » mais « s’apparente plutôt à un trafic d’êtres humains, puisqu’elle fait des personnes migrantes un simple objet de marchandisation. Les tractations entre puissances européennes en sont réduites au niveau de la traite ».
Elle interroge également l’entrée en fonction du camp de containers de Calais alors qu’est fermé et détruit au même moment le camp de cabanes qui avait été construit par Médecins Sans Frontières. Les containers ne sont pas pensés pour les personnes qu’ils devraient abriter mais seulement pour faciliter le travail des surveillants qui en ont la charge. Ils scellent en leur profondeur les tragédies que l’on ne veut pas voir, qu’on efface aux regards. Ils sont une métaphore de la déshumanisation contemporaine et « gangrènent le corps social tout entier ».

En une trentaine de pages, Christiane Vollaire élabore une écriture et une pensée de rupture avec ce projet « totalitaire », marquant sa présence dans le temps de l’histoire et la résistance qu’il appelle. Elle consigne les actes de brutalité, les conduites de désespoir, l’édification des défis. À ceux à qui on a tout enlevé, il reste encore souvent un portable, objet iconique autour duquel la vie est organisée, et parvenir à le recharger signifie la possibilité de rester connecté avec sa famille et sa vie d’avant. Elle nous rappelle qu’à Bordeaux, des réfugiés incarcérés avaient tenté d’avaler la batterie de leur téléphone ou de s’étrangler avec son fil, manifestant ainsi leur désespoir total et posant un acte politique collectif.

Malgré ce récit effroyable, la philosophe parvient à extirper les formes de solidarité puissantes qui se nouent, dans l’enclave, indépendamment de la langue, des histoires et des statuts de chacun. Elle témoigne de l’engagement des militants et bénévoles qui bravent un inique « délit de solidarité » et récusent cette barbarie de leur propre siècle. Ce sont ces reconfigurations, interrogées et saisies autant par les images que par le texte, qu’il est nécessaire de donner à voir et à entendre.