Il est courant de dénoncer les avantages que la propriété du réseau des librairies Relay conférerait à Hachette pour diffuser sa production. On pourrait reprocher la même chose au patron d’Editis, qui a, lui, mis la main sur la Fnac. On doit surtout préciser que les groupes éditoriaux ont, tous autant qu’ils sont, un accès privilégié aux rayons des supermarchés — indispensables à la diffusion de masse. Et pour en rester aux kiosques de gares — où les privilèges qui seraient accordés aux livres de Hachette provoquent la plainte d’à peu près tous les éditeurs français depuis… le milieu du XIXe siècle —, un comptage élémentaire permet d’établir que les Relay sont le pré-carré des principaux groupes éditoriaux, que les marques de Madrigall et d’Editis n’y sont pas moins présentes que celles de Hachette, et que le palmarès d’occupation correspond plus ou moins au rang en chiffre d’affaires.
Lire les première et deuxième parties de ce texte.
La tribune « Ne laissons pas Bolloré… » ajoute, à juste titre, le sexisme à la liste des idées dont les rédacteurs préfèreraient qu’elles ne prennent pas « le pouvoir sur nos librairies ». On devine qu’est ciblé le conservatisme apostolique dont le fervent bretonnant se fait le héraut. On est donc en droit de craindre qu’à l’avenir, dans les marques éditoriales dépendantes du groupe Hachette, les combats féministes rencontrent moins d’enthousiasme que le programme de la Manif pour tous et les campagnes anti-avortement. En revanche, saluons la vigilance du groupe : un certain « Arthur P. », ex-enseignant à l’École normale supérieure, inscrit au fichier des auteurs d’infractions sexuelles pour diffusion d’images à caractère pédopornographique et impliqué dans plusieurs affaires pour faits de violence sexistes et sexuelles, formé à l’édition chez Bouquins et Plon (groupe Editis) et arrivé en juillet 2025 chez Fayard, aurait été licencié — après une enquête de Blast, notamment relayée par L’Humanité.
Mais encore une fois, s’intéresse-t-on vraiment dans le monde du livre aux turpitudes d’un groupe médiatique dès lors qu’il ne s’agit pas de « Bolloré » ? Arthur P. se vante de sa proximité avec Gabriel Matzneff, dont il a fait son « conseiller conjugal » après la lecture de son Ivre du vin perdu, édité depuis 1983 en poche par Gallimard. Ne sont pas seulement commercialisés par la holding familiale Madrigall l’œuvre « littéraire » et les Journaux d’un auteur qui fait l’objet d’une enquête préliminaire pour « viols sur mineurs » à la suite du Consentement de Vanessa Springora, paru en 2020 chez Grasset-Hachette — avant son rachat par Bolloré. En juin 2023, les heureuses et heureux invités, auteurs et autrices, éditeurs et éditrices du groupe Madrigall pouvaient croiser le diariste pédophile dans une réception organisée au siège de Gallimard. Un mois plus tard, bravant le qu’en-dira-t-on et faisant fi des cabales moralistes qu’il avait apaisées en promettant que la maison prendrait ses distances avec Matzneff, Antoine Gallimard le recevait pour parler grande littérature devant un café.
On a vu qu’on pouvait se mobiliser chez Gallimard, et efficacement, contre les errements idéologiques du patron. Certes, il ne s’agissait que de congédier un employé et auteur médiocrement connu comme Richard Millet. Mais l’enjeu était majeur : l’« honneur de la littérature ». Et la faute inexcusable : la littérature « mise au service du fusil d’assaut ».
Toutes les bourdes patronales ne méritent donc pas la levée des boucliers littéraires. Une logique qu’on retrouve chez tous les groupes et dans tous les domaines. Du temps où Vincent Bolloré était propriétaire d’Editis, qu’on fût essayiste, historienne, sociologue, philosophe, poète ou romancière, on y faisait le dos rond, comme désormais on fait le dos rond chez Hachette, qu’on soit essayiste, historien, sociologue, philosophe, poète ou romancier. Habitude prise depuis longtemps au sein de ces groupes, où le changement de patron ne change rien du moment que ne change pas le montant des émoluments.
Depuis un quart de siècle, une rencontre mondaine, médiatique et éditoriale se déroule au très chic Royal Monceau, à Paris : le « déjeuner des best-sellers de L’Express ». Avec pour seul critère de sélection les chiffres de vente, cette mondanité exhibe forcément un best of disparate, des prix littéraires standardisés et cooptés aux automates graphomanes, en passant, ces derniers temps, par les influenceuses et autres étoiles éphémères de la dark romance. Mais le 5 février 2025, la présence de Jordan Bardella — juché sur les 180 000 ventes de son livre en trois mois d’exploitation — a gâché la photo de groupe, qui n’a pu être prise, une partie des élus s’étant fait porter pâle. Du côté de Madrigall, brandissant leur réprobation proverbiale pour les droites extrêmes, les chefferies ont ostensiblement boudé le déjeuner. Mais pour les PDG de Stock-Hachette (Manuel Carcassonne) et de Grasset-Hachette (Olivier Nora), comme pour ceux d’Albin Michel (Gilles Haéri) et d’Editis (Denis Olivennes), c’était business as usual. Loin, loin, très loin au-dessus des effets de position et de distinction entre concurrents et compères, Amélie Nothomb s’est faite porte-parole, style popu, de ses petits camarades : « C’est pas Bardella qui va m’empêcher de venir. »
Ce mélange d’indifférence, de lâcheté et d’hypocrisie, d’individualisme, d’égotisme et d’appât du gain sans complexe qui caractérise les gros revenus de l’édition semble représentatif des mœurs du petit monde des grands groupes. Un petit monde dont la direction est séculairement rassurée par la passivité et la soumission manifestes du personnel qui y est exploité sans scrupules, même lorsqu’a été dépassé le niveau de fascisme toléré par la religion littéraire. Pourtant, ce confortable fatalisme est faux. Et la démonstration ne vient pas d’où l’on pourrait penser : non des poches de gauchisme bon teint qu’abritent Seuil chez Média-Participations et La Découverte chez Editis mais… du groupe Bayard Presse, propriété de la congrégation religieuse catholique des Assomptionnistes. Lorsque, en novembre 2024, le nouveau président du directoire, François Morinière, annonce l’embauche d’Alban du Rostu, ancien directeur du Fonds du bien commun, organisation philanthropique aux mains du milliardaire catholique conservateur Pierre-Edouard Stérin — partenaire de Vincent Bolloré dans la défense des valeurs identitaires —, l’intersyndicale du groupe médiatique (CFDT, CFTC, CFE-CGC-CSN, CGT, SNJ) lance un mot d’ordre de grève : « On ne veut pas de l’extrême droite à Bayard. » Partagé par la majorité des employés du groupe, ce « refus viscéral » fait reculer la direction en moins d’une semaine.
On le voit bien, la réalité que dévoile l’« empire Bolloré » touche autant aux diverses facettes de la bataille culturelle et politique qu’à l’organisation économique de l’édition française, sous le contrôle d’une poignée de grandes fortunes. Pour finir donc ce tour d’horizon (presque exhaustif) des principaux groupes, voyons du côté d’Actes Sud et de ses patrons, la famille Nyssen. Ici, ni croisade occidentale, ni pillage néocolonial, ni calamiteux bilan carbone, et aucun nazi caché dans les placards.
Mais puisqu’il s’agit de « faire barrage au Front national », suivant la formule consacrée, peut-on compter sur l’éditrice qui fut la première ministre de la Culture d’un président à qui on peut retirer bien des mérites mais pas celui d’avoir permis au premier parti d’extrême droite français d’être en mesure de toquer à la porte du pouvoir ? Certes, ils sont innombrables à s’être laissé berner par le jeune premier en candidat des médias et du CAC 40. En outre, Françoise Nyssen n’est pas restée bien longtemps ministre. Mais on ne trouve dans son minuscule bilan aucune mesure pour, sinon réduire, au moins réguler la concentration éditoriale.
Que l’urgence soit à la résistance contre l’offensive idéologique menée par un magnat de l’édition et des médias qui a mis tous ses moyens au service d’un parti d’extrême droite ne fait pas de doute. Mais cette urgence ne doit pas occulter la réalité du système qui a permis à une poignée de patrons de disposer de pareils pouvoirs : la concentration capitalistique.

