L’ancien traité, dit « de l’Élysée », signé en 1963 entre le général de Gaulle et Konrad Adenauer, n’avait pas eu d’implications sur le plan militaire. Il avait fallu la signature d’un protocole additionnel en 1988 — à l’occasion du 25e anniversaire du traité — pour créer un conseil franco-allemand de défense et de sécurité, dans le but d’harmoniser l’action des deux États), puis le lancement de la brigade franco-allemande (BFA) en 1989, et celui de l’Eurocorps en 1995. Ces forces, même si elles ont été déployées — notamment en ex-Yougoslavie, et partiellement en Afghanistan —, ont surtout servi de creuset à une coopération franco-allemande au quotidien, mais leur utilité militaire n’a pas été suffisamment établie (1). Dans un rapport de 2011, la Cour des comptes française recommandait la « refonte, la réorganisation, voire la suppression » des corps militaires européens permanents.
Culture commune
Lire aussi François Seydoux de Clausonne, « Un long effort a permis de parvenir à la coopération franco-allemande », Le Monde diplomatique, juillet 1964.
Dans le traité d’Aix-la-Chapelle, les articles consacrés à la défense sont regroupés sous un chapitre « Paix, sécurité et développement » :
• les deux pays se proposent « d’agir conjointement dans tous les cas où ce sera possible », en « s’efforçant de renforcer la capacité d’action autonome de l’Europe » ;
• ils rappellent que la France et l’Allemagne sont déjà engagées dans une défense commune du fait de leur participation aux traités de l’Union européenne, et qu’ils sont tous deux membres de l’OTAN ;
• ils s’engagent à étendre encore la coopération entre leurs forces armées en vue « d’instaurer une culture commune et d’opérer des déploiements conjoints » ;
• dans le domaine de la sécurité intérieure, les gouvernements des deux États « mettent en œuvre des mesures communes de formation et de déploiement » et « créent une unité commune en vue d’opérations de stabilisation dans des pays tiers » (2).
Rien là de très nouveau ou spectaculaire : depuis plus de vingt ans, les forces françaises et allemandes se retrouvent sur des terrains d’intervention, dans le cadre de coalitions, ou dans celui d’un engagement des grandes unités comme la BFA et l’Eurocorps. Ces missions communes pourraient être étendues, dans le cadre de l’Initiative européenne d’intervention (IEI), un dispositif que le président français a obtenu l’an dernier de ses partenaires européens au même titre que la création d’un fonds européen de défense, le renforcement du mini-QG militaire de l’Union, la relance des missions de la PDSC civile (police, justice, état de droit, douanes) ou la mise en œuvre concrète de la coopération structurée permanente de défense (PESCO) (3), -autant d’initiatives qui ont fait dire à certains, avec un brin d’optimisme, qu’en un an, la politique de défense européenne aura plus avancé que durant les soixante années précédentes.
« Tout-à-l’export » français
Le traité met justement l’accent sur l’intensification de programmes de défense communs, et leur élargissement à des partenaires. Les deux pays :
• « entendent favoriser la compétitivité et la consolidation de la base industrielle et technologique de défense européenne » ;
• se déclarent « en faveur de la coopération la plus étroite possible entre leurs industries de défense, sur la base de leur confiance mutuelle » ;
• s’engagent à « élaborer une approche commune en matière d’exportation d’armements en ce qui concerne les projets conjoints ».
Ce dernier point n’est pas le moins sensible, comme le rappelle le blog spécialisé Forces-Opérations : « Reste à concilier dans les faits deux politiques d’exportation relativement discordantes. Au “tout à l’exportation” français s’oppose en effet une frilosité allemande propice aux restrictions en matière de vente d’armes. La différence de traitement du dossier saoudien en est un parfait exemple. Or, si le lancement de programmes conjoints est aujourd’hui acquis, ceux-ci n’ont que peu de sens si les deux pays ont des attentes antagoniques quand il s’agira de les exporter ».
Systèmes d’armes du futur
Les termes de ce traité conforteront en tout cas les deux projets majeurs de nature à sauvegarder au moins en partie l’autonomie stratégique européenne. De très long terme, forcément structurants, ceux-ci ont été lancés l’an dernier entre Français et Allemands, avec la possibilité d’y adjoindre d’autres partenaires. Il ’agit de :
• la mise au point et la fabrication, à l’horizon 2035, du « char de combat du futur », successeur des chars français Leclerc et allemand Leopard : KNDS, la société à capitaux mixtes (joint-venture) créée par l’allemand KMV avec le français Nexter, est en première ligne, mais l’autre spécialiste allemand des blindés, Rheinmettal, cherche à se faire une place. Le leadership sur ce projet sera en tout cas allemand ;
• sur le plan aéronautique, la définition et la mise en œuvre du Système de combat aérien du futur (SCAF), pour remplacer à l’horizon 2040 les chasseurs Typhoon ou Rafale. Le projet combinera des avions pilotés et non pilotés. Il sera conduit par les industriels français, notamment Safran et Dassault (qui a fait alliance sur ce projet avec la branche militaire d’Airbus), mais Thalès est sur les rangs également.
Le SCAF en est au stade des études, de la répartition des charges industrielles, et d’un planning pour la construction de démonstrateurs. Le PDG de Dassault, Eric Trappier, présentant début janvier les vœux du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (GIFAS) qu’il préside, a estimé au sujet du SCAF qu’il y avait un « momentum politique » à ne pas rater, au risque que l’industrie aéronautique européenne disparaisse au profit de la seule américaine.
Concept fumeux
Lire aussi Romain Mielcarek, « La diplomatie du Rafale », Le Monde diplomatique, décembre 2018.
On notera qu’il n’est pas question, dans le traité anniversaire d’Aix-la-Chapelle, de lancement d’une véritable armée européenne. En fait, même si le président Macron a semblé reprendre l’idée à son compte ces derniers mois — encouragé aussitôt par la chancelière Angela Merkel qui recourt traditionnellement à cette expression — la France et l’Allemagne ne parlent pas véritablement de la même armée, n’ayant ni la même histoire, ni la même culture militaire, ni les mêmes ambitions (4). L’armée européenne ? « Un slogan sympathique, un casse-tête absolu, un concept fumeux », considère de son côté le député européen Arnaud Danjean (LR), fin connaisseur de ce dossier, qui avait conduit la rédaction du dernier Livre blanc français sur la défense, fin 2017.
On comprend la finalité politique de ce traité dont la signature intervient dans un moment délicat pour l’Union, entre Brexit et divisions Est-Ouest : les deux pays-piliers de l’Union veulent marquer leur engagement mutuel « au service du renforcement du projet européen » (lire « 2018, fenêtre de tir pour l’Europe de la défense ? »), et rassurer sur leur volonté et leurs capacités d’entraînement et de leadership. Mais, à l’évidence, leurs équipes dirigeantes sont fragiles : Emmanuel Macron, étrillé par les « gilets jaunes », doit en rabattre sur son rêve de prendre la tête d’une Union rénovée, tandis qu’Angela Merkel, à la tête d’une coalition faible, prépare sa propre retraite. En outre, en dépit des bonnes paroles prononcées à Aix-la-Chapelle, le couple franco-allemand est en désaccord sur de nombreux sujets, notamment le budget européen, ou le mode d’imposition des GAFA (5).
Siège partagé
Un point du traité a suscité des polémiques avant même d’être tranché : les deux États prévoient des « échanges de personnels de haut rang » au niveau des ministères des affaires étrangères, y compris dans les représentations diplomatiques, ainsi qu’auprès des représentations permanentes des Nations unies à New York, de l’OTAN et de l’UE à Bruxelles. Bref, de quoi exciter les papilles de ceux qui considèrent qu’on se dirige vers une sorte de « bi-diplomatie » franco-allemande, en plus des « abandons » déjà concédés depuis plusieurs décennies dans le cadre de la mise en œuvre d’une politique étrangère européenne.
Lire aussi Olivier Pironet, « Berlin, l’Europe et le monde », « Allemagne, histoire d’une ambition », Manière de voir n˚116, avril - mai 2011.
Il faut rappeler qu’en novembre dernier, dans un discours sur l’avenir de l’Europe, à Berlin, et en guise de réponse aux interrogations françaises à propos de la « timidité » de la diplomatie allemande, le vice-chancelier allemand Olaf Scholz avait lancé l’idée d’un abandon par la France de son siège permanent au conseil de sécurité des Nations unies : « À moyen terme, le siège de la France pourrait être transformé en siège de l’UE », avait-il suggéré, reconnaissant la tâche plutôt malaisée. Sa suggestion s’était heurtée à une fin de non-recevoir de la France où l’on se propose surtout — dans le cadre d’une réforme du conseil de sécurité qui est sur le métier depuis des décennies — de défendre l’option d’une extension du nombre des membres permanents, notamment pour faire une place à l’Allemagne, mais aussi à l’Inde, au Nigeria ou à l’Afrique du Sud.
Veine complotiste
À l’approche de la signature du traité, il n’en fallait pas plus pour susciter le courroux de Marine Le Pen, cheffe du Rassemblement national (RN) : « Emmanuel Macron est en train de vendre notre pays et d’effondrer notre souveraineté », a-t-elle estimé sur BFM-TV. « Il envisage, à terme, de partager notre siège au Conseil de sécurité de l’ONU avec l’Allemagne, et peut-être même de partager notre puissance nucléaire avec l’Allemagne car il veut à tout prix qu’il y ait des accords industriels sur le plan militaire qui vont nous rendre dépendants de l’Allemagne », a encore affirmé la présidente du RN. « Si nous faisons des armes avec les Allemands, nous devrons demander l’autorisation au Bundestag, nous Français, avant d’exporter des armes. Quant à l’affaire du siège au conseil de sécurité, c’est une catastrophe, c’est gravissime ».
Une avalanche de « fake news » s’était abattue sur la toile, ces derniers jours, contre ce traité franco-allemand, suite à la diffusion d’une vidéo d’un ancien député de l’ex-Front national Bernard Monot, aujourd’hui à Debout la France, pour qui Emmanuel Macron, « en dépit de sa totale illégitimité, continue son travail de destruction de la nation française », s’apprêtant à « livrer l’Alsace et la Lorraine à une puissance étrangère » : lesquelles deviendraient selon lui de nouveaux « länder » allemands, avec l’allemand pour langue administrative, etc.
Fuite austéritaire
Il n’est évidemment pas question dans ce traité de transfert de souveraineté, mais de soutenir le bilinguisme dans les zones frontalières, et d’un « encouragement à la coopération décentralisée entre les collectivités des territoires non frontaliers » — somme toute assez banal —, qui se traduit déjà depuis plus d’un demi-siècle par les jumelages et autres échanges entre municipalités. Mais les accusations de ce député européen, bien que retirées de YouTube mercredi dernier, ont fait des émules sur certains sites de « gilets jaunes » ou d’extrême droite. Riposte laïque, par exemple, évoque « une réalité terrifiante, tragique : Macron va réaliser le rêve d’Hitler avec une France soumise à l’Allemagne et découpée pour agrandir l’Allemagne ».
Dans la veine complotiste qui caractérise ces milieux, certains avaient jugé suspect et inquiétant le fait que le texte du traité n’ait pas été communiqué longtemps à l’avance (6). Que les Français, « évidemment », lançait M. Monot, « n’aient jamais entendu parler du traité d’Aix-la-Chapelle à la télévision, comme pour le pacte de Marrakech », ne pouvait qu’être un signe…
Lire aussi Benoît Bréville, « La puissance de l’ombre », « Complots. Théories… et pratiques », Manière de voir n˚158, avril-mai 2018.
Des critiques du traité viennent aussi de l’extrême gauche. Ian Brossat, tête de liste aux élections européennes pour le PCF, y voit le risque d’une « fuite en avant austéritaire » : il craint notamment dans un communiqué que le conseil d’experts franco-allemands « ne serve qu’à cautionner la fuite en avant austéritaire de Macron et Merkel ». Et Jean-Luc Mélenchon, chef de file de La France insoumise, a dénoncé lundi le « recul social et écologique » représenté selon lui par le traité franco-allemand. « Il institue un conseil économique franco-allemand qui est censé coordonner les politiques économiques de nos deux pays. Son objectif est précisé : ce n’est pas le progrès social ou la transition écologique mais la compétitivité », écrit le patron des députés LFI sur son blog. Il estime que, depuis le début de son quinquennat, Emmanuel Macron ne fait que « coller à l’Allemagne en toutes circonstances (…) : il continue dans cette voie, ne cherche pas un jour à se tourner vers d’autres pays européens, comme ceux de l’Europe du Sud. »