Une petite révolution s’est produite au « Diplo » il y a trois ans. Nous nous sommes mis à écrire en début de phrase « Île », « À demain », « Épouvantablement »... Autrement dit, à accentuer les majuscules. Depuis mai 1954, quand le journal est sorti des rotatives pour la première fois, ça ne s’était jamais vu. Corsetées pour qu’aucune ne dépasse la ligne, nos lettres initiales gisaient comme dans un sarcophage. Il était plus que temps d’ôter les bandelettes et de les coiffer de leurs attributs royaux.
Oh, la momification ne touchait pas que nous. L’ablation des accents est courante dans la presse. Elle découle de difficultés propres au monde de l’imprimerie. Au temps jadis, explique le typographe Jean-Pierre Lacroux, les majuscules accentuées « comptaient parmi les lettres les plus délicates à fondre, les plus chères et les plus fragiles de la casse romaine, car l’étroitesse du talus supérieur imposait un crénage (partie de l’œil qui déborde du fût) : les accents se brisaient parfois lors du serrage dans la forme ». C’était pénible pour les ateliers, alors ils ont délaissé les accents initiaux. Au XVIIIe et au XIXe siècle, les imprimeurs ont publié quantité de livres et de périodiques sans y recourir ; leurs lecteurs se sont habitués. Les instituteurs ont ensuite garni nos chères têtes blondes de la prescription : On n’accentue pas les majuscules. C’était faire de nécessité vertu. Les hussards noirs de la République pouvaient-ils assumer qu’ils enseignaient… une faute d’orthographe ? De même que, une fois enrichi, l’escroc disparaît derrière le respectable homme d’affaires, l’erreur est devenue la règle.
De même que, une fois enrichi, l'escroc disparaît derrière le respectable homme d'affaires, l'erreur est devenue la règle
Retour à mai 2016. Au journal, un commando avait obtenu un accord de principe pour mettre à exécution la motion favorable aux accents. La rédaction en chef encourageait, la direction artistique laissait faire, les partisans du statu quo s’inclinaient. Mais, pour que le changement devienne irréversible, il fallait que l’opération soit menée de façon irréprochable. Si la mise en œuvre cafouillait, pouvait-on être sûr que l’inertie ne conduise pas à enterrer l’entreprise ?
À l’ère numérique, les lettres ne cassent plus. Mais des bugs facétieux, par exemple liés à l’encodage des caractères, n’étaient pas exclus. Nous avons tant tanné les responsables informatiques qu’ils ont promis, juré, craché que les fichiers parviendraient à l’imprimerie sans le moindre incident. (Excès de précaution, penses-tu peut-être ? Si tu es jeunotte, lectrice, tu n’as pas connu les tribulations liées aux incompatibilités entre systèmes informatiques. C’est un peu comme quand tu fais un smiley sur WhatsApp, que ton interlocuteur n’a pas mis à jour son appli et que du coup il ne voit rien — mais en pire, parce que dans notre cas des carrés blancs sont imprimés à la place des signes, et publiés, et alors nous n’avons vraiment pas l’air malins…)
Une fois ces questions techniques réglées, il fallait aussi qu’acceptent de souquer en cadence tous les compagnons du navire. Les maquettistes auraient à mettre cela en œuvre dans chaque publication du journal, pour l’ensemble de ses polices de caractères, titraille comprise. De même que l’équipe Web, les services de com’, le secrétariat, la cartographie (surtout la cartographie, paradis des toponymes !)… : oui, nous avons embêté tout le monde. Mais le jeu en valait la chandelle. Avec l’accentuation des majuscules est venue toute une pelote. Les accents du français ne représentent en effet qu’une infime partie des signes diacritiques. L’alphabet latin connaît par exemple le tilde espagnol (ñ), la barre oblique scandinave (ø), la virgule souscrite du roumain (ț)… Nous allions en profiter pour leur faire une place, à eux aussi. Journal international, le « Diplo » rendrait ainsi leur intégrité à tous les dialectes graphiques.
Oui, nous avons embêté tout le monde. Mais le jeu en valait la chandelle. Avec l'accentuation des majuscules est venue toute une pelote
Depuis, l’harmonie règne. Les majuscules sont en majesté. Les minuscules ne manquent de rien. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes typographiques possibles si un caillou ne s’était glissé dans notre clavier : il faut parfois cumuler les diacritiques pour noter la seule langue tonale d’Asie qui utilise l’alphabet latin, le vietnamien ou quốc ngữ. Deux accents empilés sur une lettre, voilà qui est tout à fait ésotérique pour le lecteur français (n’est-ce pas ?), et pose des problèmes techniques d’interlignage ! Alors, par souci de cohérence, nous avons décidé de n’en garder… aucun. Auparavant écrit « oncle Hô », Hồ Chí Minh a perdu son couvre-chef pour devenir « oncle Ho ». J’aurais préféré ne pas.
Références
• Jean-Pierre Lacroux, Orthotypographie, La Part de l’ange, 2007.
• La page des éditions internationales du Monde diplomatique.
• « Géopolitique des écritures », par Cécile Marin, Le Monde diplomatique, août 2017.