On se demandait, il y a deux ans, si le SCAF décollerait jamais. Ce « canard sans tête » multipliait déjà les couacs, Français et Allemands remettant en cause les arrangements de départ : Dassault comme maître d’œuvre côté français, avec un Airbus germanisé comme partenaire principal, à 50-50 (avec, pour ménager les équilibres politico-industriels, une prééminence du métallurgiste allemand KMW et de Rheinmetall dans le programme de char du futur, le Main Ground Combat System ou MGCS (1) dans lequel le français Nexter n’est que second). Une longue négociation avait mis aux prises également les motoristes aériens des deux pays, avec Safran comme leader et le MTU allemand comme sous-traitant principal, mais avec la création à terme d’une société paritaire qui endossera les contrats et conduira les procédures de certification.
Lire aussi Eva Thiébaud, « Les Émirats arabes unis, acheteur “providentiel” des chars Leclerc », Le Monde diplomatique, mars 2021.
Pour l’essentiel, cette méfiance est restée entière : la chancelière Angela Merkel tout comme le Parlement de Berlin en sont toujours à réclamer un partage plus conforme aux ambitions allemandes ; Dassault, accusé d’arrogance, refuse de partager la propriété intellectuelle de certains de ses brevets ou secrets de fabrication, soupçonnant Berlin de chercher par ce biais à rattraper son retard en aéronautique militaire. De son côté, Ingo Gerhartz, le chef d’état-major de la Luftwaffe, l’armée de l’air allemande, fait valoir que ses pilotes et mécaniciens ne peuvent utiliser des équipements dont ils ne maîtrisent pas le fonctionnement, qui seraient pour eux autant de « boîtes noires ».
Un échange au sommet entre Mme Merkel et M. Emmanuel Macron début février, puis une réunion des ministres de la défense, et enfin un rendez-vous des grands patrons concernés à la fin du mois se sont tous conclus sur un « constat de désaccord » à propos du partage de la propriété intellectuelle et de la tranche de 6 milliards d’euros nécessaires au financement de la phase 1B du contrat : la réalisation du démonstrateur du vecteur aérien du SCAF, qui marque l’entrée du projet dans le « dur ».
Système des systèmes
Cela augure mal du financement sur le long terme de ce programme… à 100 milliards d’euros, supposé être « le projet européen du XXIe siècle », et assurer la « sauvegarde de la souveraineté industrielle et opérationnelle de l’Union européenne » à l’horizon 2040, ainsi que le promettaient il y a deux ans les patrons de Dassault et d’Airbus.
Un projet qui, bien plus que le seul développement d’un chasseur de sixième génération, se veut un « système des systèmes » mettant en réseau des vecteurs de toutes sortes, dans un contexte de « combat collaboratif » d’une complexité technologique inégalée. Si bien que certains observateurs craignent que l’entreprise ne puisse être menée à bout, surtout si des tensions géopolitiques s’y ajoutent ; et que le SCAF lui-même, en raison de sa sophistication, ne soit au final bien peu opérationnel, car sujet à des pannes de tel ou tel de ses systèmes, à de multiples périodes de maintenance, grand consommateur de pièces détachées, peu disponible pour les entraînements, etc. (2)
Lire aussi Philippe Descamps, « Aviation civile, la tempête du siècle », Le Monde diplomatique, juillet 2020.
Des retards ont déjà été accumulés ces dernières années : la présentation du prototype ou démonstrateur du chasseur, prévue en principe pour 2026, risque d’être décalée. Bastien Lachaud, député de la France insoumise, qui suit de près ce dossier au sein de la commission de la défense, évoque une « crise ouverte » entre Paris et Berlin, et un projet « voué à l’échec dès lors que le partenariat n’est pas entre égaux » : « Il est inenvisageable que la France partage avec l’Allemagne sa capacité technique à développer un avion. Il était impossible que l’Allemagne renonce à se procurer cette capacité », juge-t-il. Pour ce député, le comportement de l’Allemagne n’est pas « loyal », alors que — dans le projet de char du futur — sa métallurgie est déjà « surreprésentée », et que Berlin viole depuis plusieurs années les accords de Schwerin sur le partage des compétences et des données dans le domaine spatial.
Choc des cultures
Christian Cambon, le président de la commission des affaires étrangères et de la défense au Sénat français, pointe surtout les différences de vision stratégique entre les deux pays : l’un porté sur les interventions extérieures, avec une culture de la projection, notamment vers le Sud, dans une posture parfois offensive ; l’autre concentrée essentiellement sur le territoire national, ou tournée vers l’Est, avec un profil surtout défensif, et un contrôle étroit du Parlement de Berlin (qui doit autoriser chaque déplacement de soldats à l’étranger, et être consulté pour chaque projet dépassant 25 millions d’euros).
Pour ce qui est du futur avion de chasse, cœur du SCAF, les Français ont besoin qu’il puisse être porteur d’armes de dissuasion nucléaire, ce qui ne sera pas forcément le cas des Allemands (3). Pour les Français, ces futurs appareils devront également pouvoir être mis en œuvre depuis un porte-avions — un équipement que ne possède pas la Bundeswehr.
Lire aussi Romain Mielcarek, « Impuissance ou cynisme face aux ventes d’armes européennes », Le Monde diplomatique, septembre 2019.
Autre exemple : les Français souhaitent que le futur eurodrone (un projet piloté par Berlin) soit armé — comme le sont les drones de fabrication américaine déployés actuellement au Sahel — alors que les Allemands se contenteraient de fonctions d’observation sur un terrain de type européen, et en milieu surtout urbain. Mêmes attentes diverses sur l’usage de l’hélicoptère de combat Tigre, une machine de conception franco-allemande : les Allemands, qui en font un usage modéré, sont moins enthousiastes à financer son accession au standard 3 que les Français, qui auront besoin de nouvelles flotilles pour leurs opérations en Afrique ou au Proche-Orient (4).
Machine à perdre
Au-delà de ces différences marquées, les uns et les autres conviennent que les nations européennes ne peuvent envisager de franchir seules les nouvelles marches technologiques et financières qu’implique la mise au point des standards d’armes des années 2040-50, qui resteront en usage jusqu’à la fin du siècle. Sinon, à terme, il n’y aura plus ni d’industrie nationale compétitive, ni d’industrie européenne suffisamment solide : les États en seront réduits à acheter « sur étagères » des équipements aux Américains, et un jour aux Russes ou aux Chinois.
Une telle « machine à perdre » est peut-être à nouveau à l’œuvre concernant cette préparation de l’aviation de combat de nouvelle génération en Europe. À l’origine, ce qui est devenu le projet de SCAF devait être franco-britannique, sous le vocable de Future combat air system (FCAS) : il s’agissait d’un drone de combat, héritier entre autres du Neuron français (5), qui aurait été déployé parallèlement ou en combinaison avec des Eurofighter et Rafale aux standards renouvelés, couvrant ainsi l’ensemble du spectre des capacités nécessaires (air-air, air-sol, etc.) à l’horizon 2040 et suivantes. Lancé en 2014, il fut abandonné deux ans plus tard par Londres, qui s’embarquait dans l’aventure du Brexit, et qui hésitait à tourner le dos à l’ami américain et à ses chasseurs F-35 de cinquième génération.
Entre temps, en France, l’élection d’un président très européiste a eu pour effet de resserrer les liens avec l’Allemagne, avec le lancement dès le 13 juillet 2017 du SCAF, lors d’un conseil des ministres franco-allemand. Un an plus tard, le Royaume-Uni annonçait vouloir lancer son propre projet d’avion de combat, le Tempest, « davantage un projet international sous leadership britannique qu’un projet européen », relevait un rapport d’information des sénateurs Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret, « 2040, l’odyssée du SCAF, le système de combat aérien du futur ».
Maître du jeu
Lire aussi Charles Perragin & Guillaume Renouard, « Galileo, vingt ans de cafouillages pour le concurrent du GPS », Le Monde diplomatique, mai 2019.
Des accords ont été conclus avec l’Italie, puis avec la Suède, pour une réflexion commune sur le projet. Le Japon, l’Arabie saoudite ou la Turquie ont également été approchés, comme éventuels partenaires financiers, d’autant plus nécessaires en ces temps de Covid post-Brexit. Mais Londres reste entièrement maître du jeu, présente le projet comme irréversible, et veut aller vite : le bouclage des études dès cette année, une phase d’évaluation technologique jusqu’à 2025, et les premières livraisons projetées pour 2035, soit cinq ans avant la livraison du SCAF — période correspondant au début du retrait des Eurofighter.
Un calendrier que les deux sénateurs jugent « extrêmement ambitieux, compte tenu de la complexité du projet », mais qui — s’il est mené à bien — « menacera en partie l’exportabilité » du SCAF européen, en « rendant difficile la construction de la base industrielle et technologique de défense européenne ».
Tout cela rappelle furieusement un autre épisode fondateur : celui qui avait vu la France quitter le projet Eurofighter (impliquant le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne) pour développer seule le Rafale dans les années 1980. Résultat : des séries réduites ; des capacités limitées à l’exportation ; une préservation difficile des compétences industrielles. Dans un numéro spécial de la Revue de défense nationale sur « la relation de défense franco-britannique au temps du Brexit » paru en novembre dernier, le chercheur Renaud Bellais estime, comme les deux sénateurs précités, « peu probable que le marché européen puisse assurer la viabilité de deux programmes », mais « tout aussi improbable qu’ils fusionnent ». Une troisième voie serait, selon lui, de « mutualiser certains efforts entre ces deux projets ». On peut rêver…